L'impunité comme constante historique des crimes coloniaux : une matrice pour Gaza ?
L'impunité qui entoure la situation à Gaza ne surgit pas ex nihilo. Elle s'inscrit, de manière troublante, dans une longue et douloureuse tradition d'impunité quasi-systémique ayant caractérisé la majorité des crimes commis durant les périodes coloniales par les puissances occidentales. Comprendre les mécanismes de cette impunité historique et ses conséquences persistantes est essentiel pour saisir la profondeur de la crise actuelle et la perception d'un "deux poids, deux mesures" en matière de justice internationale. Gaza apparaît alors moins comme une exception que comme la manifestation contemporaine d'un schéma où la puissance et les intérêts géopolitiques priment souvent sur le droit et la justice pour les peuples anciennement colonisés ou en situation d'occupation.
Les Mécanismes Structurels de l'Impunité Coloniale
L'impunité dont ont bénéficié et bénéficient encore largement les crimes coloniaux n'est pas une simple absence de justice ; elle est le produit de mécanismes actifs et de structures de pouvoir profondément ancrées.
- La Dissymétrie Juridique et le Droit du Vainqueur : Pendant des siècles, le droit international a été façonné par les puissances coloniales elles-mêmes, pour servir leurs intérêts. Les populations colonisées étaient souvent considérées comme extérieures au "cercle de la civilisation" et donc privées des protections juridiques accordées aux citoyens des métropoles. Les tribunaux coloniaux, lorsqu'ils existaient pour juger des exactions, étaient rarement impartiaux et visaient davantage à maintenir l'ordre colonial qu'à rendre justice aux victimes. Comme le souligne l'historien Benjamin Stora, la colonisation fut une "entreprise criminelle de grande ampleur" [3] où la force primait sur le droit, établissant un précédent où les actions des dominants étaient rarement remises en cause par un système judiciaire qu'ils contrôlaient.
- La Construction d'un Narratif de Justification et de Déni : Les puissances coloniales ont systématiquement développé des discours visant à légitimer leur domination et à minimiser, voire nier, la violence inhérente à leurs entreprises. La "mission civilisatrice", le "fardeau de l'homme blanc", ou la nécessité de "pacifier" des territoires "sauvages" ont servi de paravents idéologiques. Cette construction narrative, relayée par les institutions éducatives, la presse et la culture populaire des métropoles, a rendu difficile la reconnaissance même de la nature criminelle de nombreux actes. Les massacres, les déportations, l'exploitation forcée étaient euphémisés ou présentés comme des nécessités regrettables. On observe une dynamique similaire dans la justification de certaines opérations à Gaza, où la rhétorique sécuritaire tend à occulter l'ampleur des destructions et des souffrances civiles.
- L'Obstruction Politique et Diplomatique : Même lorsque des voix s'élevaient pour dénoncer les crimes, les puissances coloniales ont usé de leur influence politique et diplomatique pour étouffer les enquêtes ou empêcher toute forme de redevabilité. Le contrôle sur les institutions internationales naissantes, les alliances géopolitiques et la crainte de créer des précédents juridiques embarrassants ont contribué à maintenir un voile de silence et d'impunité. L'Empire colonial français, par exemple, "a commis les pires atrocités au Maghreb, en Afrique subsaharienne et en Indochine dans l'impunité totale, qui persiste, même après des décennies de décolonisation et d'indépendances" [11]. Cette capacité à bloquer les processus de justice se retrouve dans les difficultés rencontrées par les instances internationales pour faire appliquer leurs décisions concernant Gaza, notamment face au veto ou à la pression de puissances alliées à Israël.
- L'Amnésie Organisée et la Difficulté d'Accès aux Archives : Après les indépendances, de nombreuses puissances coloniales ont tardé à ouvrir leurs archives, voire ont organisé leur dissimulation ou leur destruction, rendant difficile le travail des historiens et des juristes pour établir les faits et les responsabilités. Cette "amnésie organisée" participe directement à la perpétuation de l'impunité. La reconnaissance tardive et souvent partielle des faits, comme le génocide des Herero et Nama [10] ou les horreurs du système des pensionnats autochtones au Canada [12], illustre la lenteur et la difficulté de briser ce mur du silence.
- La Persistance des Logiques Coloniales dans l'Ordre Postcolonial : L'impunité se "conserve" et "cristallise" le crime, étirant ses effets dans le temps [8]. Les structures économiques, politiques et parfois même mentales héritées de la colonisation peuvent continuer à favoriser l'impunité. Les élites locales issues des indépendances ont parfois eu intérêt à ne pas trop remuer le passé pour maintenir des relations avec l'ancienne puissance coloniale ou pour asseoir leur propre pouvoir. Dans le cas de Gaza, l'occupation prolongée et le déséquilibre des forces s'inscrivent dans une continuité de logiques de domination qui entravent la justice.
Exemples Historiques Éclairants et Leurs Échos à Gaza
Au-delà des cas déjà mentionnés (Herero et Nama, pensionnats canadiens), d'autres exemples illustrent la systématicité de cette impunité et ses parallèles avec la situation actuelle :
- La Guerre d'Algérie (1954-1962) : L'usage généralisé de la torture, les exécutions sommaires, les disparitions forcées et les déplacements massifs de populations par l'armée française ont été largement documentés. Malgré des témoignages accablants et le travail d'historiens, les lois d'amnistie votées en France ont assuré une impunité quasi totale aux responsables. La qualification de ces actes comme crimes de guerre ou crimes contre l'humanité reste un débat sensible et largement éludé au niveau officiel. La destruction de villages entiers en Algérie, sous prétexte de lutter contre le FLN, trouve un écho sinistre dans les bombardements massifs et la destruction d'infrastructures civiles à Gaza.
- Les Massacres de Sétif, Guelma et Kherrata (Algérie, 1945) : La répression sanglante de manifestations nationalistes algériennes par l'armée française et des milices de colons fit des milliers (voire des dizaines de milliers selon les sources algériennes) de morts. Ces événements, longtemps occultés en France, n'ont jamais donné lieu à des poursuites judiciaires significatives contre leurs instigateurs ou exécutants. La disproportion de la réponse et le ciblage de civils sont des caractéristiques que l'on retrouve dans les critiques adressées à l'opération israélienne à Gaza.
- L'Exploitation du Congo Belge : Les atrocités commises sous le règne de Léopold II (mutilations, travail forcé, massacres pour la collecte du caoutchouc) ont été parmi les premières à être largement dénoncées internationalement au début du XXe siècle. Pourtant, la Belgique n'a jamais été formellement tenue pour responsable au niveau pénal, et la reconnaissance de ces crimes reste partielle et symbolique. L'argument de la "privation intentionnelle d'objets indispensables à la survie" [20] évoqué par la CPI concernant Gaza rappelle les méthodes d'exploitation coloniale qui affamaient et épuisaient les populations locales pour le profit.
- La Guerre d'Indochine (1946-1954) : L'utilisation massive du napalm, les bombardements de zones civiles et les exactions commises par le corps expéditionnaire français sont d'autres exemples de crimes coloniaux restés largement impunis, couverts par une logique de guerre "nécessaire" contre l'expansion communiste et pour le maintien de l'empire.
Dans chacun de ces cas, et dans de nombreux autres (Kenya avec les Mau-Mau, Madagascar en 1947, etc.), les mécanismes d'impunité se répètent : déni officiel, justification par la "nécessité" de maintenir l'ordre colonial ou de combattre une "menace", absence de volonté politique de poursuivre les responsables, et, à terme, une amnésie collective favorisée dans les anciennes métropoles.
Gaza : L'Héritage d'une Impunité Structurelle
La situation à Gaza apparaît ainsi comme un concentré contemporain de ces logiques d'impunité. Les accusations de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité, voire de génocide, portées contre Israël [4][5][14][16] se heurtent à des obstacles qui rappellent ceux rencontrés par les victimes des crimes coloniaux :
- Le soutien indéfectible de puissances alliées (notamment les États-Unis) qui bloquent ou affaiblissent les résolutions au Conseil de Sécurité de l'ONU et fournissent un appui militaire et diplomatique.
- Une rhétorique de légitime défense et de lutte contre le terrorisme qui tend à occulter la disproportion des actions et l'impact sur les populations civiles, une rhétorique qui n'est pas sans rappeler les justifications des "guerres de pacification" coloniales.
- La remise en cause de la légitimité et de la compétence des instances judiciaires internationales (CIJ, CPI) par l'État accusé et ses alliés, perçues comme partiales ou politisées.
- Une asymétrie fondamentale des forces qui rend difficile pour les Palestiniens d'obtenir justice face à une puissance militaire et politique largement supérieure.
"L'impunité à laquelle s'est habitué Israël depuis des décennies à propos de la question palestinienne" [20] n'est pas seulement le fruit de la conjoncture actuelle, mais aussi l'héritage d'un ordre international qui a longtemps toléré, voire cautionné, la violence des puissants contre les faibles, particulièrement dans des contextes de domination de type colonial ou d'occupation.
La persistance de cette impunité pour les crimes coloniaux du passé a créé un vide moral et juridique. Elle a envoyé le message implicite que certains États ou certains groupes peuvent commettre des atrocités sans craindre de réelles conséquences, pourvu qu'ils disposent de la puissance ou des alliances nécessaires. Gaza, dans ce contexte, est le tragique "nième exemple" qui met à nu cette faille béante dans l'édifice du droit international et de la conscience universelle.
Les Conséquences Profondes et Durables de l'Impunité Institutionnalisée
L'impunité des crimes coloniaux, loin d'être une simple note de bas de page de l'histoire, engendre des conséquences profondes et multiformes qui continuent de façonner notre présent et d'hypothéquer l'avenir.
- Pour les Sociétés Victimes : Un Traumatisme Perpétué et une Justice Entravée :
- Traumatismes Transgénérationnels : L'absence de reconnaissance des crimes et de sanction des coupables prolonge la souffrance des victimes et de leurs descendants. Les récits de violence, de dépossession et d'injustice se transmettent de génération en génération, créant des blessures mémorielles collectives difficiles à cicatriser. Comme le relève Amnesty International à propos de Gaza, "quinze mois de violences génocidaires laissent derrière elles un héritage humain et moral insupportable" [5], un héritage qui s'ajoute aux décennies précédentes d'occupation et de conflit.
- Déni de Réparation : L'impunité bloque toute forme de réparation substantielle, qu'elle soit matérielle (restitutions, compensations), symbolique (excuses officielles, monuments commémoratifs) ou judiciaire. Pour les Palestiniens, l'impunité signifie la poursuite de la dépossession, de la destruction et l'impossibilité de reconstruire non seulement physiquement mais aussi socialement et psychologiquement.
- Fragilisation du Tissu Social : L'injustice persistante peut saper la confiance dans les institutions (nationales et internationales) et alimenter des cycles de ressentiment, de colère et parfois de violence. Elle peut également exacerber les divisions internes au sein des sociétés victimes quant à la meilleure manière de chercher justice ou de vivre avec son absence.
- Pour l'Ordre Juridique et Politique International : Une Crédibilité Corrodée :
- Affaiblissement du Droit International Humanitaire et des Droits de l'Homme : Lorsque des États puissants ou leurs alliés peuvent commettre des violations flagrantes du droit international en toute impunité, la crédibilité de l'ensemble du système juridique international est ébranlée. La non-application des décisions de la CIJ concernant Gaza [5][6] ou le mépris affiché pour les mandats d'arrêt de la CPI [20] envoient un message dévastateur : le droit ne s'applique pas de la même manière à tous. Cela "menace de banaliser les violations du droit international" [5].
- L'Émergence d'un "Deux Poids, Deux Mesures" Systémique : L'impunité sélective crée un sentiment d'injustice généralisé et nourrit la perception d'un ordre mondial où les intérêts géopolitiques des grandes puissances priment sur les principes universels. Cette asymétrie est particulièrement ressentie par les pays du Sud, qui ont souvent été victimes du colonialisme et voient les anciennes puissances coloniales et leurs alliés échapper à la justice qu'ils prônent par ailleurs.
- Entrave à la Prévention des Atrocités Futures : L'impunité pour les crimes passés crée un dangereux précédent. Si les responsables de crimes de masse ne sont pas tenus de rendre des comptes, cela envoie un signal aux potentiels futurs auteurs que de tels actes peuvent être commis sans conséquences majeures. Le cycle de violence est ainsi renforcé, comme l'illustre tragiquement la répétition des offensives meurtrières à Gaza.
- Pour les Anciennes Puissances Coloniales et Leurs Sociétés : Un Passé qui ne Passe Pas :
- Obstacles à la Réconciliation : Tant que les crimes coloniaux ne sont pas pleinement reconnus, et leurs auteurs (ou les systèmes qui les ont permis) condamnés, une véritable réconciliation avec les peuples anciennement colonisés reste difficile. Les demandes de repentance et de réparations continuent de marquer les relations diplomatiques.
- Fractures Mémorielles Internes : Au sein même des anciennes métropoles, le débat sur le passé colonial peut être source de divisions profondes, entre ceux qui appellent à une confrontation honnête avec l'histoire et ceux qui défendent un récit national glorifié ou minimisent les aspects sombres de la colonisation.
- Perte de "Soft Power" et d'Autorité Morale : L'incapacité à affronter son propre passé colonial et à soutenir la justice pour les crimes actuels qui y font écho peut miner l'autorité morale des pays occidentaux sur la scène internationale, notamment lorsqu'ils se posent en défenseurs des droits de l'homme.
- La Perpétuation des Structures de Domination : L'impunité n'est pas seulement un échec de la justice rétrospective ; elle contribue à maintenir des structures de pouvoir inégales. En ne remettant pas en cause les fondements des violences passées (racisme, logiques d'exploitation, déshumanisation), on permet à ces schémas de pensée et d'action de persister, sous des formes parfois nouvelles mais tout aussi dommageables. La situation à Gaza, où une population est soumise à un blocus et à des attaques récurrentes avec une faible protection internationale, peut être vue comme une manifestation contemporaine de ces dynamiques de domination non résolues.
En somme, l'impunité des crimes coloniaux est une plaie ouverte qui continue d'infecter les relations internationales, de miner la confiance dans la justice universelle et d'empêcher les sociétés de se construire sur des bases saines et apaisées. Gaza est le douloureux rappel que tant que cette impunité historique ne sera pas confrontée et démantelée, d'autres "nièmes exemples" risquent de se produire.