Crimes coloniaux, enfants volés, impunité

Crimes Coloniaux, Assimilation Forcée et Leurs Échos Contemporains : Une Analyse Historique et Comparative

Introduction : Les Séquelles Profondes des Crimes Coloniaux et de l'Assimilation Forcée

Les annales de l'histoire humaine sont jalonnées d'épisodes sombres, parmi lesquels les crimes commis sous l'égide des empires coloniaux et les politiques d'assimilation forcée occupent une place particulièrement douloureuse et complexe. Les "crimes coloniaux" se définissent comme des violations systémiques et à grande échelle des droits fondamentaux des peuples, perpétrées dans le cadre de la domination et de l'exploitation coloniales. Ces crimes englobent un large spectre d'actes, allant des massacres et exécutions sommaires à la spoliation des terres et des ressources, en passant par le travail forcé, la torture, et la mise en place de régimes de terreur. Parallèlement, les "politiques d'assimilation forcée" représentent des tentatives délibérées et souvent brutales d'éradiquer les identités culturelles, linguistiques, religieuses et sociales des peuples colonisés, au profit de la culture et des normes du colonisateur. Ces politiques visaient à déstructurer les sociétés autochtones, à briser leur cohésion et à faciliter leur sujétion. La nature structurelle de ces violences, fréquemment sous-tendue par des idéologies racistes et une prétendue supériorité civilisationnelle, était intrinsèquement liée aux logiques de pouvoir, de contrôle et d'extraction économique qui caractérisaient les entreprises coloniales.

L'examen de ces événements historiques révèle une dimension qui transcende les actes de violence explicites. Les crimes coloniaux et les politiques d'assimilation ne sont pas seulement des successions d'actes répréhensibles ; ils sont le symptôme de structures de pouvoir et d'idéologies de domination profondément ancrées. Ces structures et idéologies ont souvent survécu à la décolonisation formelle, se métamorphosant et persistant sous de nouvelles formes. Ainsi, ce rapport ne se contentera pas de cataloguer des événements passés ; il s'attachera à analyser la continuité des logiques et des structures coloniales, y compris dans des contextes officiellement post-coloniaux ou dans des situations actuelles présentant des dynamiques comparables. Cette approche permet de dépasser la simple liste d'exemples pour interroger la nature durable de ces systèmes d'oppression et la manière dont ils continuent de façonner notre monde.

Partie 1 : L'Affaire des "Enfants de la Creuse" – Exil Forcé et Assimilation de Jeunes Réunionnais par le BUMIDOM

L'affaire connue sous le nom des "Enfants de la Creuse" constitue un chapitre douloureux et souvent méconnu de l'histoire française contemporaine, illustrant les complexités des relations postcoloniales et les politiques de gestion démographique et sociale aux conséquences humaines profondes.

Contexte Socio-Historique à La Réunion et la Création du BUMIDOM

Dans les années 1960, La Réunion, devenue département d'outre-mer (DOM) français en 1946, était confrontée à des défis socio-économiques majeurs. L'île connaissait une forte pression démographique, avec un taux de natalité dépassant les 50‰, bien supérieur à celui de la métropole qui avoisinait les 20‰.2 Cette croissance démographique rapide s'accompagnait de sous-développement économique, de pauvreté endémique et d'un taux de chômage élevé.1 Les infrastructures sociales et sanitaires peinaient à répondre aux besoins d'une population jeune et en expansion.

C'est dans ce contexte que fut créé, en 1963, le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer (BUMIDOM).5 Il s'agissait d'une société d'État dont l'objectif officiel était d'encadrer et d'organiser les migrations depuis les DOM (principalement La Réunion, la Guadeloupe, la Martinique et la Guyane) vers la France métropolitaine. Cette politique migratoire visait, d'une part, à "désamorcer la crise sociale latente" dans les DOM en allégeant la pression démographique et le chômage 5, et d'autre part, à fournir une main-d'œuvre aux secteurs en demande en métropole durant la période des Trente Glorieuses, caractérisée par le plein emploi.5 Cette politique s'inscrivait dans une relation entre les DOM et la métropole marquée par une double ambiguïté : bien que départements français, ces territoires demeuraient dans une position de "dépendance et de subordination", vestiges de l'ancien empire colonial.5

Justifications Officielles vs. Réalités Vécues : Le "Transfert" des Mineurs

Les justifications officielles avancées pour le transfert de populations, et plus spécifiquement de mineurs réunionnais, étaient multiples. Il était question de contribuer au repeuplement de certains départements ruraux de la métropole en voie de désertification, tels que la Creuse, le Gers ou le Tarn.2 On promettait également aux familles réunionnaises et aux jeunes eux-mêmes de meilleures opportunités en métropole, notamment la possibilité de faire de "grandes études" et d'accéder à une vie meilleure.2 Une autre justification, plus technocratique, était de "récupérer les marginaux" ou les jeunes jugés "inaptes" ou ayant un faible niveau scolaire, afin de les former et de les rendre employables en métropole.5 Michel Debré, figure politique nationale de premier plan et alors député de La Réunion, fut un ardent promoteur de cette politique migratoire et joua un rôle déterminant dans sa mise en œuvre.1 Il imposa notamment l'usage du terme "migration" pour ces déplacements, soulignant leur caractère interne au territoire français, masquant ainsi la dimension souvent contrainte de ces départs.1

Cependant, la réalité vécue par les enfants concernés fut souvent bien éloignée de ces promesses. Entre 1962 et 1984, au moins 2 150 enfants réunionnais, relevant majoritairement de l'Aide Sociale à l'Enfance (ASE) ou issus de familles en grande difficulté sociale et économique, furent transférés en métropole.2 Beaucoup étaient très jeunes, parfois des nourrissons. Ces enfants étaient souvent retirés à leurs familles sous des prétextes fallacieux, ou avec un consentement obtenu dans des conditions de vulnérabilité et de manque d'information.2 Certains témoignages évoquent l'immense misère de l'île à cette époque, le nombre élevé d'enfants "abandonnés, maltraités, affamés" et la défaillance des structures d'accueil locales, poussant certains administrateurs à voir le transfert comme une solution.6 Le BUMIDOM mit en place des "centres de préformation", y compris hors de France comme celui de la Sakay à Madagascar, qui visaient à offrir un "dégrossissement manuel" et un "rattrapage scolaire à la base" à des jeunes souvent illettrés, avant leur envoi en métropole pour une formation professionnelle orientée vers l'industrie ou le bâtiment.5

Expériences des Enfants : Déracinement, Exploitation et Perte Identitaire

Le parcours de ces enfants, une fois arrivés en métropole, fut marqué par le déracinement, la séparation et souvent l'exploitation. Après un "tri" dans des foyers d'accueil provisoires, les plus jeunes étaient parfois placés en vue d'une adoption, tandis que les plus âgés étaient envoyés dans divers centres d'accueil ou familles.2 Si quelques-uns ont bénéficié d'un accueil bienveillant 2, nombre d'entre eux ont été victimes d'abus. En Creuse et dans d'autres départements ruraux, certains ont servi de main-d'œuvre gratuite dans des exploitations agricoles, utilisés comme "bonne à tout faire" ou "travailleur sans salaires".2 Des cas de maltraitance physique et psychologique dans les familles d'accueil ou les institutions ont été rapportés.2 L'historien Ivan Jablonka n'hésite pas à parler de cas de "mise en esclavage" pour qualifier certaines de ces situations.2

Au-delà de l'exploitation économique, le traumatisme majeur fut celui du déracinement culturel et de la perte identitaire. Arrachement à leur île natale, à leur famille, à leur langue créole, à leur environnement culturel et parfois religieux, ces enfants se sont retrouvés isolés dans un monde inconnu et souvent hostile.1 Pour beaucoup, le contact avec leur famille d'origine fut rompu, parfois définitivement. Dans certains cas, notamment pour les enfants adoptés, un changement de nom et l'attribution d'une identité provisoire par les services sociaux ont rendu impossible la reconstitution de leur histoire personnelle et la connaissance de leur identité d'origine.1 Cette "histoire personnelle fracturée" 1 a engendré un profond "vécu abandonnique" et des difficultés d'intégration, se traduisant souvent par un échec scolaire et, pour les plus fragiles, par des issues tragiques comme le suicide.2

Conséquences à Long Terme, Traumatismes et Lutte pour la Reconnaissance

Les conséquences de ces transferts forcés se font sentir encore aujourd'hui pour les survivants et leurs descendants. Les victimes, aujourd'hui adultes, ressentent unanimement ces événements comme une "déportation" 2 et portent les stigmates d'une enfance brisée. Ils ont été "marqués à vie".2 Des experts en psychopathologie ont souligné la fréquence des séquelles traumatiques (troubles anxieux, dépressifs, difficultés relationnelles) qui ont entravé leur développement personnel et affectif, et qui, de manière insidieuse, se propagent aux générations suivantes, leurs enfants et petits-enfants.2

La prise de conscience collective de ce drame fut lente et difficile. Le faible rapport à l'écrit de nombre de ces mineurs à l'époque, conjugué aux difficultés de communication entre La Réunion et la métropole dans les années 1960-1970, n'a pas favorisé l'émergence d'une parole individuelle forte ni d'un mouvement collectif structuré au départ.1 Ce n'est qu'à partir des années 2000 que l'affaire a commencé à être médiatisée, notamment grâce au travail d'associations et de chercheurs.2

La lutte pour la reconnaissance officielle a été longue. En 2014, l'Assemblée nationale française a adopté une résolution reconnaissant la "responsabilité morale" de l'État envers ces pupilles.2 Une commission d'information et de recherche historique, présidée par l'historien Philippe Vitale, a été mise en place en 2016 pour établir les faits, les responsabilités et permettre la reconnaissance des préjudices.2 Des mesures d'accompagnement ont été annoncées, comme le financement de billets d'avion pour un retour à La Réunion ou une aide psychologique.2 Cependant, la question des réparations financières au titre de la responsabilité juridique de l'État français reste largement ouverte et constitue un point de contentieux majeur.2 Il est d'ailleurs à noter que l'utilisation même des expressions "enfants de la Creuse" ou "ex-mineurs transplantés" est critiquée par certains, car elles tendent à invisibiliser la complexité historique de l'affaire, à masquer l'agentivité des personnes concernées et à les maintenir symboliquement dans une relation de dépendance vis-à-vis de l'État.1

Cette politique de déplacement d'enfants réunionnais par le BUMIDOM, loin d'être une simple réponse pragmatique à une crise démographique ou une offre généreuse d'opportunités, s'analyse plutôt comme une manifestation tardive mais flagrante d'une gestion de type colonial des populations des départements d'outre-mer. La Réunion, bien que département français, a été traitée, selon les mots d'Ivan Jablonka, "comme une colonie" 2, ses habitants, et en particulier ses enfants les plus vulnérables, étant considérés comme une ressource humaine déplaçable au gré des besoins et des priorités de la métropole. Les justifications officielles invoquant de meilleures perspectives d'avenir pour ces jeunes 2 masquaient mal une réalité où les impératifs économiques et sociaux de la "mère patrie" primaient sur le bien-être et les droits fondamentaux de ces enfants. La subordination des corps et des vies des Réunionnais aux intérêts métropolitains est une caractéristique saillante de cette gestion coloniale persistante.

La difficulté pour les "Enfants de la Creuse" à obtenir une pleine reconnaissance juridique et des réparations financières adéquates 2 n'est pas un cas isolé. Elle reflète une tendance plus large des anciennes puissances coloniales à minimiser leurs responsabilités envers les populations anciennement colonisées ou marginalisées, même lorsque les faits sont historiquement établis et moralement reconnus. Bien que l'Assemblée Nationale ait admis une "responsabilité morale" 2, l'État français hésite à franchir le pas d'une réparation complète qui engagerait pleinement sa responsabilité juridique et financière. Cette posture est fréquemment observée dans les relations postcoloniales, où la reconnaissance pleine et entière des torts du passé et de leurs conséquences durables demeure un enjeu politique et économique sensible. D'autres pays ont pourtant franchi ce pas, comme la Suisse qui a accordé des remboursements fédéraux à des milliers d'enfants enlevés à leurs parents dans des foyers défavorisés.2

Enfin, le langage même utilisé par les autorités de l'époque est révélateur. Le terme de "transplantation" 1, qui se voulait peut-être neutre ou technique, apparaît rétrospectivement comme une forme de déshumanisation. Il réduit les enfants à de simples objets déplaçables, occultant la violence intrinsèque de l'arrachement à leur milieu, la douleur de la séparation, et les traumatismes de l'assimilation forcée. Les victimes, elles, parlent de "déportation" 2, un terme qui connote une violence d'État et une contrainte bien plus explicites que la froideur administrative de la "transplantation". Ce choix lexical témoigne d'une approche technocratique et dépersonnalisante, typique des logiques administratives coloniales qui tendent à gérer les populations comme des ensembles statistiques plutôt que comme des communautés de sujets de droits, dotés d'une histoire et d'une dignité propres.

Le tableau suivant synthétise les faits clés de cette affaire :

Tableau 1 : L'Affaire des "Enfants de la Creuse" – Faits Clés


Aspect

Détails

Sources Principales

Période du transfert

Principalement entre 1962 et 1984

2

Nombre d'enfants concernés

Au moins 2 150 mineurs réunionnais relevant de l'Aide Sociale à l'Enfance (estimation officielle) ; au total, près de 1000 "déracinés" selon un documentaire.2

2

Acteurs institutionnels clés

BUMIDOM (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d'outre-mer), DDASS (Directions départementales des affaires sanitaires et sociales), Michel Debré (député de La Réunion)

2

Justifications officielles

Pression démographique à La Réunion, meilleures opportunités éducatives et professionnelles en métropole, repeuplement de départements ruraux métropolitains, "récupérer les marginaux"

2

Expériences typiques des enfants

Séparation des familles, déracinement culturel et linguistique, placement en foyers ou familles d'accueil, travail forcé (notamment agricole), maltraitance, abus, perte d'identité, changement de nom

2

Conséquences à long terme

Traumatismes psychologiques durables, sentiment de déportation, échec scolaire, difficultés d'intégration sociale et professionnelle, rupture des liens familiaux, séquelles intergénérationnelles

2

Statut de reconnaissance et réparation

Résolution de l'Assemblée Nationale reconnaissant la "responsabilité morale" de l'État (2014). Commission d'information et de recherche (2016). Aides ponctuelles (billets d'avion, soutien psy). Question des réparations financières et de la responsabilité juridique non pleinement résolue.

2

Partie 2 : Panorama Élargi des Crimes Coloniaux et Politiques d'Assimilation Forcée à Travers l'Histoire

L'affaire des "Enfants de la Creuse", si spécifique soit-elle dans son contexte français post-départementalisation, n'est malheureusement pas un événement isolé. Elle s'inscrit dans un vaste et sombre continuum de pratiques coloniales et impériales de gestion, de déplacement, d'exploitation et d'annihilation des populations. Cette partie se propose d'élargir la perspective en examinant d'autres cas emblématiques de crimes coloniaux et de politiques d'assimilation forcée à travers le monde et les époques. Cette exploration mettra en lumière la diversité des méthodes employées par les puissances coloniales, mais aussi la glaçante récurrence des logiques d'oppression, de déshumanisation et de négation des droits les plus fondamentaux.

2.1 L'État Indépendant du Congo (Congo Belge) sous Léopold II : Terreur et Exploitation Économique Brutale

L'État Indépendant du Congo (EIC), qui exista de 1885 à 1908, représente l'un des exemples les plus extrêmes de la brutalité coloniale. Il ne s'agissait pas initialement d'une colonie de l'État belge, mais d'une possession personnelle du roi Léopold II de Belgique, acquise suite aux manœuvres diplomatiques de la Conférence de Berlin (1884-1885).7 Sous le prétexte d'une mission civilisatrice et philanthropique, Léopold II instaura un régime de terreur et d'exploitation économique sans précédent.

Les méthodes employées pour extraire les richesses du Congo, principalement l'ivoire puis, avec l'explosion de la demande mondiale, le caoutchouc, furent d'une cruauté systématique.7 Le travail forcé était la norme. La Force Publique, une armée de mercenaires africains commandée par des officiers européens, était chargée d'imposer des quotas de collecte de caoutchouc aux populations locales.7 Le non-respect de ces quotas entraînait des châtiments barbares : meurtres, enlèvements, torture, et la pratique tristement célèbre des mains coupées. Ces mains étaient souvent exigées par les agents de la Force Publique comme preuve de l'exécution des récalcitrants ou pour justifier l'utilisation des munitions, mais elles devinrent aussi une monnaie macabre pour "payer" les quotas non atteints.7 La prise d'otages, visant particulièrement les femmes et les enfants des travailleurs, était une autre méthode courante pour contraindre les hommes à la récolte.7 Un décret instaura rapidement un monopole d'État sur les produits récoltés, permettant à Léopold II de manipuler les prix et de contrôler intégralement les revenus des Congolais.7

L'impact de ce régime fut catastrophique. Les estimations du déclin démographique de la population congolaise durant cette période varient considérablement, allant de 1 million à 15 millions de morts, avec un consensus scientifique qui se dégage autour de 10 millions de victimes.7 Ces pertes humaines massives sont imputables à la violence directe (massacres, mutilations), mais aussi aux famines provoquées par la désorganisation de l'agriculture traditionnelle (les hommes étant forcés de récolter le caoutchouc au lieu de cultiver les champs), et aux maladies (variole, maladie du sommeil) qui se propagèrent d'autant plus facilement dans des populations affaiblies et terrorisées.7 Sur le long terme, les régions les plus intensivement exploitées pour le caoutchouc ont montré un sous-développement économique persistant, plus d'un siècle après la fin de ce régime.7

La nature privée de l'entreprise coloniale au Congo a sans doute exacerbé la violence et l'exploitation. Le fait que l'EIC soit la propriété personnelle de Léopold II, et non une colonie gérée directement par un État, a permis un niveau de brutalité particulièrement extrême. Les mécanismes de contrôle et de responsabilité étatiques, même limités dans les colonies classiques, étaient ici quasi inexistants, tout étant subordonné à l'enrichissement personnel et démesuré du souverain.7 Si les colonies administrées par des États ont également commis d'effroyables atrocités, la structure de propriété privée de l'EIC semble avoir levé les quelques freins qui auraient pu exister, la cupidité d'un seul homme devenant la loi suprême.

Face à la multiplication des témoignages et des rapports dénonçant ces horreurs (notamment ceux de George Washington Williams 8 ou d'Edmund Dene Morel), un scandale international éclata au début du XXe siècle. Sous la pression, Léopold II fut contraint de céder le Congo à l'État belge en 1908, qui devint alors le Congo Belge.7 Cependant, la violence systémique ne cessa pas avec cette reprise. Une propagande efficace dissimula l'oppression continue, les régimes de travail forcé et d'autres formes de violence qui caractérisèrent la période coloniale belge.9 Ce n'est que très récemment que la Belgique a commencé un processus de reconnaissance plus formel de son passé colonial. Des excuses officielles ont été présentées pour le traitement des enfants métis de la colonisation 3, et un rapport d'experts commandé par le parlement belge en 2021 a souligné la "violence systémique indéniable" et "l'impunité fréquente" des auteurs de crimes sous Léopold II, recommandant des indemnisations.9

2.2 Le Génocide des Herero et Nama en Sud-Ouest Africain Allemand (Namibie) : Annihilation et Expérimentations

Le Sud-Ouest Africain Allemand, actuelle Namibie, fut le théâtre de l'un des premiers génocides du XXe siècle, perpétré par les forces coloniales allemandes contre les peuples Herero et Nama entre 1904 et 1908.10 La colonisation allemande, initiée en 1884, s'accompagna d'une spoliation progressive des terres ancestrales des Herero et des Nama, de l'imposition de politiques discriminatoires et du travail forcé.10 L'accumulation de ces griefs conduisit aux soulèvements des Herero, puis des Nama, en 1904 et 1905, au cours desquels environ 123 colons allemands furent tués.10

La réponse allemande fut d'une brutalité inouïe. Le général Lothar von Trotha, envoyé pour mater la rébellion, émit en octobre 1904 un ordre d'extermination (Vernichtungsbefehl) explicite à l'encontre du peuple Herero : "Tout Herero, armé ou non, avec ou sans bétail, sera abattu".10 Des politiques similaires furent ensuite appliquées aux Nama. Les méthodes génocidaires furent multiples. Les Herero furent défaits militairement lors de la bataille de Waterberg en août 1904, puis systématiquement pourchassés et conduits de force dans le désert aride d'Omaheke, où les puits furent empoisonnés et toute issue bloquée par les troupes allemandes. Des milliers d'hommes, de femmes et d'enfants y périrent de soif et de faim.10 Les survivants, ainsi que de nombreux Nama, furent internés dans des camps de concentration, dont le plus tristement célèbre fut celui de Shark Island, au large de Lüderitz.10 Dans ces camps, ils furent soumis au travail forcé jusqu'à l'épuisement, à la famine, aux mauvais traitements et à des expérimentations médicales pseudo-scientifiques, notamment par des médecins comme Eugen Fischer, qui cherchaient à prouver la prétendue infériorité raciale des Africains. Des crânes de victimes furent envoyés en Allemagne à des fins de recherche raciale.

L'impact de ce génocide fut dévastateur. On estime qu'environ 80% de la population Herero (soit quelque 65 000 personnes) et 50% de la population Nama (environ 10 000 personnes) furent exterminées.10 Les survivants furent dépossédés de leurs terres, de leur bétail, de leurs droits et de leur identité culturelle. Ce génocide colonial a servi de sinistre laboratoire pour des pratiques d'annihilation systématique. L'utilisation de marches de la mort, de camps de concentration, du travail forcé comme outil d'extermination et d'ordres d'extermination explicites par un État moderne préfigure tragiquement les méthodes qui seront employées lors d'autres génocides du XXe siècle, notamment le génocide arménien et l'Holocauste.10 Il est d'ailleurs documenté que plusieurs officiers et administrateurs allemands ayant servi dans le Sud-Ouest Africain jouèrent par la suite un rôle dans l'appareil nazi.10 Les colonies ont ainsi souvent fonctionné comme des espaces où les puissances impériales pouvaient expérimenter des méthodes de contrôle et de répression extrêmes, avec moins de contraintes morales ou légales qu'en métropole.

La reconnaissance de ce génocide fut tardive. Le rapport Whitaker des Nations Unies en 1985 le classifia comme l'une des premières tentatives de génocide du XXe siècle.11 Ce n'est qu'en mai 2021 que l'Allemagne a officiellement reconnu avoir commis un génocide en Namibie et a présenté des excuses, proposant une aide financière de plus d'un milliard d'euros sur 30 ans, destinée à des projets de développement.10 Cependant, cet accord a été vivement critiqué par de nombreux représentants des communautés Herero et Nama, qui ont dénoncé leur exclusion des négociations et l'absence de réparations directes versées aux descendants des victimes.10 Aujourd'hui encore, une grande partie des terres arables de Namibie reste entre les mains de descendants de colons allemands, tandis que de nombreux descendants des victimes du génocide figurent parmi les populations les plus pauvres et marginalisées du pays.10 En juin 2024, une augmentation non divulguée du soutien financier a été convenue, qualifiée d'"expiation de la culpabilité" plutôt que de réparations, ce qui continue de susciter l'insatisfaction.10

2.3 L'Urgence Malaise (Malaisie) : Répression Britannique, "Nouveaux Villages" et le Massacre de Batang Kali

La période de l'"Urgence malaise", de 1948 à 1960, fut un conflit brutal opposant les forces coloniales britanniques et du Commonwealth à l'Armée de Libération Nationale Malaise (MNLA), la branche armée du Parti Communiste Malais, qui luttait pour l'indépendance.12 La MNLA était majoritairement composée de membres de la communauté chinoise de Malaisie.

Pour contrer l'insurrection, les Britanniques mirent en œuvre une stratégie de contre-insurrection impitoyable. L'un des piliers de cette stratégie fut le "Plan Briggs", initié en 1950 par le général Sir Harold Briggs.12 Ce plan visait à couper les liens entre les guérilleros communistes et leur base de soutien populaire, en particulier au sein des communautés rurales chinoises vivant en lisière de jungle. La mesure la plus spectaculaire fut la relocalisation forcée d'environ un million de civils dans des "nouveaux villages" (New Villages).12 Ces villages, malgré leur nom anodin, étaient en réalité des camps de regroupement, souvent entourés de barbelés, de postes de police et de miradors éclairés la nuit, s'apparentant à des camps de concentration.12 Les habitants y étaient étroitement surveillés pour les empêcher de ravitailler ou d'informer la guérilla.

Parallèlement, les Britanniques eurent recours à des politiques de la terre brûlée pour affamer les insurgés. Cela incluait un rationnement alimentaire strict pour la population civile, la destruction de bétail et l'utilisation à grande échelle d'herbicides défoliants, notamment l'Agent Orange (précurseur de son utilisation massive au Vietnam), pour détruire les cultures et la couverture forestière qui pouvaient servir à la MNLA.12 Des exécutions extrajudiciaires de civils non armés eurent lieu, l'exemple le plus tristement célèbre étant le massacre de Batang Kali, en décembre 1948. Vingt-quatre villageois chinois non armés, travaillant dans une plantation de caoutchouc, furent abattus de sang-froid par des soldats du régiment des Scots Guards.12 D'autres tactiques incluaient la torture de suspects pour obtenir des renseignements, l'imposition de punitions collectives à des villages entiers (couvre-feux, réduction des rations alimentaires), la déportation d'environ 30 000 personnes (principalement des Chinois) vers la Chine continentale, l'exposition publique des cadavres de guérilleros tués, et même le recours à des mercenaires Ibans (Dayaks) de Bornéo, connus pour leur tradition de chasseurs de têtes, qui furent autorisés à décapiter des suspects et à conserver leurs scalps comme trophées.12

Le choix sémantique du terme "urgence" (Emergency) plutôt que "guerre" (War) par les autorités britanniques pour qualifier ce conflit ne fut pas anodin.12 Cette désignation avait une implication économique directe : les assureurs basés à Londres, qui couvraient les plantations de caoutchouc et les mines d'étain (sources majeures de revenus pour l'occupation britannique), n'auraient pas indemnisé les pertes en cas de "guerre civile" ou de "guerre" déclarée.12 Ainsi, le terme "urgence" permettait de protéger les intérêts économiques des colons et des entreprises britanniques tout en légitimant une répression militaire brutale. Cela illustre comment les considérations économiques peuvent façonner le langage utilisé pour décrire la violence coloniale et en masquer la véritable nature.

Le conflit fit de nombreuses victimes : plus de 500 soldats britanniques et du Commonwealth et 1 300 policiers furent tués, tandis que les pertes de la MNLA sont estimées à plus de 6 000 tués et 1 200 capturés. Environ 2 478 civils furent également tués.12 L'indépendance de la Fédération de Malaisie fut proclamée en 1957, et l'"urgence" fut officiellement déclarée terminée en 1960. Cependant, les séquelles de cette période, notamment le massacre de Batang Kali (qualifié par la presse de "My Lai britannique" 12), continuent de hanter les relations entre le Royaume-Uni et la Malaisie. Le gouvernement britannique a longtemps nié ou minimisé les crimes de guerre commis par ses forces.12 Une opération nommée "Operation Legacy" aurait même visé à détruire ou à dissimuler des documents coloniaux compromettants.12

2.4 Les Guerres Coloniales Portugaises : "Aldeamentos" et Déplacements Forcés en Angola, Mozambique et Guinée-Bissau

Les guerres coloniales portugaises, qui se déroulèrent de 1961 à 1974 en Angola, et de 1963/64 à 1974 en Guinée-Bissau et au Mozambique, furent parmi les derniers conflits de décolonisation en Afrique.14 Face aux mouvements de libération nationale (MPLA, FNLA, UNITA en Angola ; PAIGC en Guinée-Bissau et Cap-Vert ; FRELIMO au Mozambique), l'armée portugaise, sous le régime autoritaire de Salazar puis de Caetano, employa des tactiques de contre-insurrection incluant des déplacements massifs de populations.

La politique des "aldeamentos" (littéralement "villages" ou "hameaux", mais désignant en réalité des villages stratégiques ou camps de regroupement) fut l'une des pierres angulaires de cette stratégie.16 Elle consista à déplacer de force environ deux millions d'agriculteurs africains de leurs villages traditionnels vers ces nouveaux sites contrôlés par l'armée.16 L'objectif principal était double : d'une part, isoler les populations rurales des guérillas indépendantistes en les coupant de leurs sources de ravitaillement, de recrutement et d'information ; d'autre part, faciliter le contrôle militaire des territoires et la protection des intérêts économiques portugais. Les conditions de vie dans nombre de ces aldeamentos étaient souvent précaires, caractérisées par le surpeuplement, le manque de terres cultivables suffisantes, l'absence de services de base (eau potable, soins médicaux) et une surveillance militaire constante. Beaucoup de ces camps étaient entourés de barbelés et s'apparentaient à des camps d'internement.17 Des rapports militaires portugais eux-mêmes soulignaient en 1969 au Mozambique que la plupart des aldeamentos ne respectaient pas les normes minimales de vie et de sécurité, desservant parfois les objectifs de l'ennemi.17

Avec le temps, et notamment sous l'impulsion de généraux comme António de Spínola en Guinée-Bissau, la politique des aldeamentos évolua pour intégrer des éléments de "guerre psychologique" ou d'"action psycho-sociale".17 L'idée était de "gagner les cœurs et les esprits" des populations regroupées en leur fournissant certains services (écoles rudimentaires, dispensaires, accès à des biens de consommation) et en promouvant une image d'un Portugal modernisateur et protecteur.17 Ces camps étaient alors présentés comme des "pôles d'attraction" et des vecteurs de "progrès".17 Cette instrumentalisation du "développement" et de la "modernisation" comme outil de contre-insurrection illustre la complexité des stratégies coloniales tardives. En offrant certains services et opportunités d'emploi (souvent liés à l'armée ou à l'administration du camp), les autorités cherchaient à créer une dépendance économique et à saper le soutien aux mouvements de libération, tout en maintenant un contrôle coercitif strict. Cependant, cette "modernisation" offerte restait subordonnée aux impératifs militaires et de contrôle colonial, et ne remettait nullement en cause la domination portugaise.

Les guerres coloniales portugaises furent également marquées par des massacres de civils, comme celui de Wiriyamu au Mozambique en 1972, où des centaines de villageois furent tués par les troupes portugaises, un crime qui, une fois révélé internationalement, contribua à saper la légitimité du régime colonial.14 Ces guerres eurent un coût humain considérable, tant pour les populations africaines (civils et combattants) que pour le Portugal lui-même, qui y consacra une part énorme de son budget et de sa jeunesse masculine.14

La Révolution des Œillets au Portugal, le 25 avril 1974, mit fin au régime dictatorial et ouvrit la voie à l'indépendance rapide des colonies africaines. Cependant, la mémoire de ces politiques de déplacements forcés et des violences commises est restée longtemps occultée au Portugal. Peu de citoyens portugais avaient conscience de l'ampleur des déplacements vers les aldeamentos.16 Ce n'est que récemment, en avril 2024, que le président portugais, Marcelo Rebelo de Sousa, a déclaré que le Portugal "assume l'entière responsabilité" des erreurs et des crimes commis durant la période coloniale, y compris les massacres, et a suggéré la possibilité de payer des réparations.19 Cette déclaration marque une étape potentiellement importante vers une reconnaissance plus complète du passé colonial portugais.

2.5 L'Occupation Japonaise de la Corée (1910-1945) : Assimilation Culturelle Radicale, Travail Forcé et "Femmes de Réconfort"

L'annexion de la Corée par l'Empire du Japon en 1910 inaugura une période de 35 ans d'occupation brutale, caractérisée par une politique d'assimilation culturelle radicale, une exploitation économique féroce et des violations massives des droits humains.20 L'objectif du Japon était d'effacer l'identité coréenne et d'intégrer pleinement la péninsule à son empire.

La politique d'assimilation culturelle fut menée avec une rare intensité, s'apparentant à une véritable "guerre à la culture coréenne".20 La langue coréenne fut interdite dans les écoles, les universités et l'espace public, au profit du japonais.20 L'enseignement de l'histoire coréenne à partir de textes non approuvés par les autorités japonaises devint un crime, et plus de 200 000 documents historiques coréens furent brûlés, dans une tentative d'annihiler la mémoire collective du peuple coréen.20 À partir de 1939, les Coréens furent contraints d'adopter des noms de famille japonais ; ceux qui refusaient étaient exclus des services administratifs essentiels, et on estime qu'au moins 84% de la population se plia à cette exigence.20 Le culte shintoïste, religion d'État japonaise, fut imposé, et les Coréens durent vénérer les divinités impériales japonaises, y compris les empereurs défunts et les héros de guerre ayant contribué à la conquête de la Corée.20 Cette politique fut perçue par beaucoup de Coréens comme un acte de génocide culturel.21 Les terres furent également confisquées au profit de colons japonais, et le paysage transformé par des déforestations massives et la plantation d'espèces non natives.20

L'exploitation économique s'appuya sur le travail forcé à grande échelle. Environ 725 000 travailleurs coréens furent envoyés de force au Japon et dans d'autres colonies japonaises pour travailler dans les mines, les usines et les chantiers.20 Durant la Seconde Guerre mondiale, cette politique s'intensifia, avec la conscription d'environ 668 000 Coréens pour le travail au Japon entre 1939 et 1945.22

L'une des manifestations les plus effroyables de la brutalité de l'occupation japonaise fut le système des "femmes de réconfort" (ianfu). Des centaines de milliers de femmes et de jeunes filles coréennes (les estimations vont jusqu'à 200 000 22) furent enlevées, trompées par de fausses promesses d'emploi, ou contraintes de servir d'esclaves sexuelles aux soldats de l'armée impériale japonaise dans des "stations de réconfort" établies à travers l'Asie.20 Ces femmes, souvent très jeunes, parfois adolescentes, étaient soumises à des viols répétés et à des conditions de vie inhumaines.23 Ce système institutionnalisé d'esclavage sexuel militaire met tragiquement en lumière la vulnérabilité spécifique des femmes en temps de guerre et sous occupation coloniale, leur corps devenant un territoire d'appropriation, de contrôle et de violence extrême.

Malgré la férocité de la répression, la résistance coréenne ne faiblit jamais. Le Mouvement du 1er Mars 1919, au cours duquel des millions de Coréens manifestèrent pacifiquement pour l'indépendance, fut brutalement réprimé mais marqua un tournant dans la lutte nationale.20 Des formes de résistance plus discrètes, comme le refus de parler japonais ou de changer de nom, persistèrent tout au long de l'occupation.

La question des "femmes de réconfort" demeure une plaie ouverte et une source de tensions diplomatiques importantes entre la Corée du Sud et le Japon. Un accord conclu en 2015 entre les deux gouvernements pour "résoudre définitivement et irréversiblement" la question a été largement critiqué et rejeté par la majorité des survivantes et leurs organisations de soutien, qui ont estimé qu'il ne reconnaissait pas pleinement la responsabilité de l'État japonais et ne répondait pas à leurs demandes de justice et de réparations adéquates.23 Des efforts continus sont menés par les survivantes et la société civile pour la reconnaissance de ces crimes, l'éducation des jeunes générations (notamment par l'érection de mémoriaux et la tentative d'inclure cette histoire dans les manuels scolaires) et pour que justice soit rendue.23 L'occupation japonaise de la Corée combine ainsi deux formes extrêmes de violence coloniale : la tentative de destruction systématique de l'identité culturelle d'un peuple et l'exploitation sexuelle institutionnalisée et massive des femmes, illustrant la profondeur de la déshumanisation à l'œuvre dans les projets impériaux.

2.6 Le "Cultuurstelsel" (Système de Culture) aux Indes Orientales Néerlandaises (Indonésie) : Travail Forcé Agricole et Famines

Le Cultuurstelsel, ou Système de Culture, fut une politique agraire et fiscale imposée par le gouvernement colonial néerlandais dans les Indes Orientales Néerlandaises (actuelle Indonésie) entre 1830 et 1870.24 Introduit par le gouverneur général Johannes van den Bosch, ce système visait à renflouer les caisses de l'État néerlandais, mises à mal par les coûteuses guerres de Java (1825-1830) et la Révolution belge de 1830.24

Le principe du Cultuurstelsel était de contraindre les paysans javanais, au lieu de payer un impôt foncier en argent, à consacrer une partie de leurs terres (officiellement un cinquième, soit 20%) et de leur temps de travail à la culture de produits d'exportation désignés par le gouvernement, tels que le café, le sucre, l'indigo, le thé ou le tabac.24 Les paysans sans terre devaient, quant à eux, travailler 66 jours par an sur les plantations d'État.24 En pratique, ces exigences étaient souvent largement dépassées : les paysans étaient fréquemment contraints de dédier bien plus de 20% de leurs terres (parfois jusqu'à la totalité) aux cultures commerciales, au détriment des cultures vivrières traditionnelles comme le riz.24 De même, le nombre de jours de travail forcé pouvait excéder la durée légale. Les récoltes étaient ensuite livrées au gouvernement à des prix fixés arbitrairement bas, ou les paysans recevaient une rémunération dérisoire, souvent payée en retard et dans une monnaie de cuivre dévaluée, ce qui les plaçait à la merci des usuriers et des intermédiaires locaux (compradors) qui profitaient du système.24 Les chefs de village et les régents javanais étaient également intéressés financièrement au système via des "pourcentages culturels" (Cultuur Procenten), ce qui les incitait à exercer une pression maximale sur leurs administrés et conduisait à une corruption généralisée et à des comportements despotiques.26

L'impact de ce système sur la population javanaise fut désastreux. La priorité absolue donnée aux cultures d'exportation entraîna une négligence de la production rizicole et d'autres cultures vivrières essentielles. Ceci, combiné à la surexploitation des terres et du travail paysan, provoqua de terribles famines et des épidémies dans les années 1840, notamment à Cirebon et dans le centre de Java, causant la mort de centaines de milliers de personnes.24 En revanche, le Cultuurstelsel fut une source d'enrichissement considérable pour les Pays-Bas. Les profits tirés du commerce des produits coloniaux permirent de combler le déficit budgétaire néerlandais, de financer des projets d'infrastructure en métropole (comme les chemins de fer) et de rembourser les dettes de l'ancienne Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales (VOC).24 Ce système démontre de manière flagrante comment une politique coloniale axée sur l'extraction maximale de profits par le biais de cultures d'exportation forcées peut directement conduire à des catastrophes humanitaires, en déstabilisant les systèmes agricoles locaux et en détournant les ressources de la production vivrière au profit des intérêts métropolitains. La poursuite de la richesse néerlandaise se fit au prix de la subsistance et de la vie des populations colonisées.

Le Cultuurstelsel suscita progressivement des critiques aux Pays-Bas mêmes, notamment de la part de figures libérales et humanistes comme l'écrivain Eduard Douwes Dekker, dont le roman Max Havelaar (publié en 1860 sous le pseudonyme de Multatuli) dénonça avec virulence les abus du système.25 Les pressions exercées par les milieux d'affaires privés, désireux d'investir directement dans les colonies et de bénéficier d'un commerce plus libre, contribuèrent également à sa remise en cause.24 Le système fut officiellement aboli en 1870 avec l'adoption de lois agraires (comme la Suikerwet et l'Agrarische Wet) qui ouvrirent la voie à la Période Libérale, caractérisée par une plus grande place laissée à l'entreprise privée.24 Cependant, l'exploitation des ressources et de la main-d'œuvre indonésiennes se poursuivit sous d'autres formes. Les sources consultées ne font pas état de poursuites judiciaires spécifiques engagées contre les responsables ou les profiteurs du Cultuurstelsel après son abolition.26

2.7 Le Travail Forcé en Afrique Occidentale Française (AOF) : Exploitation pour les Grands Travaux et les Plantations

L'Afrique Occidentale Française (AOF), fédération de colonies françaises constituée à la fin du XIXe siècle et regroupant à terme huit territoires (Sénégal, Soudan français (actuel Mali), Guinée, Côte d'Ivoire, Dahomey (actuel Bénin), Haute-Volta (actuel Burkina Faso), Mauritanie et Niger), fut un vaste champ d'application du travail forcé.32 L'administration coloniale française, confrontée à d'immenses territoires peu peuplés et à un manque de main-d'œuvre volontaire pour ses projets de "mise en valeur", eut massivement recours à la coercition pour mobiliser les populations africaines.

Les formes du travail forcé en AOF étaient variées. Le portage, c'est-à-dire le transport de marchandises et de matériel à dos d'homme, fut l'une des premières et des plus rudimentaires formes de réquisition, causant des "ravages" au sein des populations en raison de sa pénibilité et des mauvais traitements associés.33 La construction des infrastructures coloniales, notamment les routes et les chemins de fer (comme celui de Guinée 34 ou les lignes reliant les ports aux régions productrices de l'intérieur 33), reposa largement sur une main-d'œuvre recrutée de force. L'"effort de guerre" durant les deux conflits mondiaux se traduisit également par des réquisitions massives de travailleurs, en plus des tirailleurs. Les "grands travaux" de développement agricole, tels que l'aménagement de l'Office du Niger au Soudan français, impliquèrent le déplacement forcé et massif de populations (notamment des Dogons et des Mossis) pour créer de vastes périmètres irrigués destinés à la culture du coton et du riz.33 Le système des "prestations" (jours de travail dus gratuitement à l'administration pour des travaux d'intérêt local), les réquisitions pour des chantiers publics ou privés, le travail pénal imposé aux condamnés (souvent pour des infractions au Code de l'Indigénat), et les cultures obligatoires (forçant les paysans à cultiver certains produits d'exportation comme le coton en Haute-Volta sous le gouverneur Hessling) étaient autant de mécanismes d'exploitation.35 L'AOF, et plus particulièrement des régions comme la Haute-Volta (peuplée notamment par les Mossis, considérés comme un "réservoir de main-d'œuvre" 39), servit à alimenter en travailleurs les plantations de Côte d'Ivoire (café, cacao) et d'autres chantiers dans la fédération.41

Les conditions de travail étaient généralement effroyables. Les travailleurs forcés étaient soumis à une discipline de fer, souvent encadrés par des gardes-cercles ou des capitas brutaux. La malnutrition était fréquente, les rations alimentaires insuffisantes ou de mauvaise qualité. Les mauvais traitements, les coups (la "chicotte" étant un instrument de punition courant 37), le manque de soins médicaux et l'épuisement physique entraînaient une mortalité élevée sur de nombreux chantiers. Albert Londres, dans son reportage "Terre d'ébène" (1929), décrivit avec horreur les conditions sur le chantier du chemin de fer Congo-Océan en Afrique Équatoriale Française (AEF), où le gouverneur Antonetti aurait déclaré qu'il fallait "accepter le sacrifice de six à huit mille hommes" pour réaliser la ligne, un bilan qui atteignit finalement 17 000 morts.42 Bien que concernant l'AEF, ce témoignage illustre la brutalité inhérente à de nombreux grands chantiers coloniaux français où, selon Londres, "le nègre remplaçait la machine, le camion, la grue".42

Les justifications officielles de cette politique étaient multiples et souvent empreintes d'une rhétorique civilisatrice et développementaliste. Il s'agissait officiellement de "mettre en valeur" les territoires 33, de réaliser des "travaux d'intérêt public" ou "local" (entretien des routes, construction d'édifices 37), de développer des cultures d'exportation pour le bénéfice économique de la colonie et de la métropole 37, ou encore de répondre à une prétendue "paresse invétérée de l'indigène" qui refuserait de travailler sans contrainte.37 Plus fondamentalement, l'AOF fut avant tout édifiée pour la défense des intérêts économiques et stratégiques de la France.36 Le développement des infrastructures et des économies d'exportation reposait de manière cruciale sur cette main-d'œuvre contrainte, démontrant que "l'œuvre civilisatrice" et la "mise en valeur" étaient intrinsèquement liées à la coercition et à l'exploitation. Le "progrès" colonial était donc indissociable d'une violence structurelle.

Face à cette exploitation, les populations africaines ne restèrent pas passives. La résistance prit diverses formes : la fuite individuelle ou collective (parfois vers des colonies voisines où le régime de travail était perçu comme moins dur), le sabotage des outils ou des récoltes, les grèves, voire les révoltes ouvertes, bien que celles-ci fussent limitées par un système répressif efficace.32 Des voix s'élevèrent également en métropole et en Afrique pour dénoncer les abus du travail forcé. Finalement, la loi Houphouët-Boigny, du nom du député ivoirien Félix Houphouët-Boigny, fut promulguée le 11 avril 1946, abolissant officiellement le travail forcé dans les colonies françaises.32 Cependant, des formes de travail contraint persistèrent dans certains territoires même après cette date.32 Les sources consultées ne font pas état de poursuites judiciaires spécifiques engagées contre des administrateurs coloniaux ou des entreprises pour le recours au travail forcé en AOF, que ce soit avant ou après 1946.32 L'impunité semble avoir été la règle pour les responsables de ce système d'exploitation.

2.8 L'Apartheid en Afrique du Sud : Déplacements Massifs (Group Areas Act, Bantoustans) et Ségrégation Institutionnalisée

L'apartheid ("développement séparé" en afrikaans) fut un système de ségrégation raciale institutionnalisée et de domination politique et économique de la minorité blanche, légalisé en Afrique du Sud par le Parti National après son arrivée au pouvoir en 1948, et qui perdura jusqu'au début des années 1990.47 Bien que la ségrégation existât avant 1948, l'apartheid la systématisa et l'inscrivit dans un arsenal législatif complexe.

Au cœur de l'apartheid se trouvait le "Grand Apartheid", une politique d'ingénierie sociale, spatiale et démographique à grande échelle visant à séparer physiquement les races et à consolider la suprématie blanche.50 Deux instruments législatifs majeurs furent le Group Areas Act de 1950 et la politique des Bantoustans (ou "foyers nationaux"). Le Group Areas Act assignait des zones résidentielles et commerciales distinctes à chaque groupe racial (Blancs, Noirs, Coloureds, Indiens), entraînant l'expulsion massive des populations non-blanches des zones urbaines les plus développées, désormais réservées aux Blancs.47 Des communautés multiraciales dynamiques comme Sophiatown à Johannesburg et District Six au Cap furent rasées et leurs habitants déplacés de force.51 La politique des Bantoustans visait à créer dix "foyers nationaux" ethniquement définis pour la population noire, sur seulement 13% du territoire sud-africain, souvent les terres les moins fertiles et les plus sous-développées.50 L'objectif ultime était de déchoir les Noirs de leur citoyenneté sud-africaine, les transformant en citoyens de ces Bantoustans prétendument "indépendants" (quatre d'entre eux le devinrent, mais ne furent reconnus que par l'Afrique du Sud elle-même).50

Entre 1960 et 1983, environ 3,5 millions de Noirs Sud-Africains furent victimes de ces déplacements forcés, relogés dans des townships surpeuplés en périphérie des villes blanches, ou dans des camps de réinstallation sordides dans les Bantoustans.49 Ces zones de réinstallation étaient caractérisées par une pauvreté extrême, l'absence d'infrastructures de base (eau, électricité, assainissement), de services sociaux (écoles, hôpitaux) et d'opportunités d'emploi. Elles furent décrites comme des "dépotoirs" pour la main-d'œuvre considérée comme "superflue" par l'économie blanche.51 Cette ingénierie spatiale avait pour but de fragmenter la population noire, de la priver de ses droits politiques et économiques, et de la confiner dans des territoires non viables, tout en assurant un réservoir de main-d'œuvre bon marché et contrôlable pour les industries et les fermes blanches.

L'apartheid suscita une opposition interne massive (grèves, manifestations, lutte armée menée notamment par l'African National Congress) et une condamnation internationale croissante (sanctions économiques, boycott sportif et culturel).49 Face à la pression, le régime commença à se démanteler à la fin des années 1980. Nelson Mandela fut libéré en 1990, et les premières élections multiraciales eurent lieu en 1994.

Pour faire face au lourd héritage des violations des droits humains commises sous l'apartheid, la Commission Vérité et Réconciliation (TRC), présidée par l'archevêque Desmond Tutu, fut établie en 1995.52 Son mandat était d'enquêter sur les violations flagrantes des droits humains commises entre 1960 et 1994, de permettre aux victimes de témoigner, d'accorder l'amnistie aux auteurs de crimes politiquement motivés qui faisaient des aveux complets, et de formuler des recommandations en matière de réparations et de réconciliation.52 La TRC entendit des milliers de témoignages de victimes et d'auteurs, issus tant de l'appareil d'État de l'apartheid que des mouvements de libération.53 Cependant, son action connut des limites. Peu de hauts responsables politiques et sécuritaires du régime d'apartheid demandèrent l'amnistie.53 De plus, la TRC se concentra principalement sur les violations individuelles flagrantes (torture, meurtres, disparitions) et n'examina pas en profondeur l'impact des politiques structurelles de l'apartheid, telles que les déplacements forcés liés au Group Areas Act ou à la création des Bantoustans, qui affectèrent des millions de personnes.51 Les réparations accordées aux victimes furent également jugées insuffisantes par beaucoup, et de nombreuses recommandations de la TRC, notamment en matière de poursuites contre ceux qui n'avaient pas obtenu l'amnistie, ne furent que partiellement mises en œuvre.53 L'impunité pour de nombreux architectes et exécutants des politiques de déplacement forcé est donc restée une réalité.

2.9 L'Internement des Nippo-Américains et Canadiens durant la Seconde Guerre Mondiale

Bien que ne relevant pas directement du colonialisme au sens strict, l'internement des citoyens et résidents d'origine japonaise aux États-Unis et au Canada durant la Seconde Guerre Mondiale partage des logiques de discrimination raciale, de déplacement forcé et de violation des droits fondamentaux qui résonnent avec les pratiques coloniales. Cet épisode tragique illustre la vulnérabilité des minorités en temps de guerre, même au sein de nations démocratiques.

Suite à l'attaque japonaise sur Pearl Harbor le 7 décembre 1941, une vague d'hystérie anti-japonaise et de craintes d'espionnage et de sabotage déferla sur la côte ouest des États-Unis et du Canada.55 Aux États-Unis, le président Franklin D. Roosevelt signa, le 19 février 1942, l'Executive Order 9066. Ce décret autorisait les autorités militaires à désigner des "zones militaires" d'où toute personne pouvait être exclue, et à prévoir leur hébergement, leur transport et leur subsistance.55 En pratique, cela conduisit à l'arrestation et à l'incarcération de plus de 120 000 personnes d'ascendance japonaise, dont environ deux tiers étaient des citoyens américains nés aux États-Unis (Nisei).55 Ces personnes furent d'abord détenues dans des "centres d'assemblée" temporaires (souvent des hippodromes ou des parcs d'exposition réaménagés à la hâte), puis transférées dans dix "Relocation Centers" permanents, situés dans des régions isolées et inhospitalières de l'intérieur du pays (Californie, Arizona, Utah, Idaho, Wyoming, Colorado, Arkansas).55 Ces camps étaient entourés de barbelés et de miradors, et les conditions de vie y étaient précaires, avec un manque d'intimité, des services inadéquats et un climat souvent rude.55

Au Canada, une politique similaire fut mise en œuvre. Environ 21 000 résidents canadiens d'origine japonaise, vivant majoritairement en Colombie-Britannique, furent également déracinés de leurs foyers, leurs biens confisqués et vendus, et internés dans des camps à l'intérieur de la province ou dispersés dans d'autres régions du pays.55

La justification officielle de ces mesures était la "nécessité militaire" et la prévention d'actes de subversion. Cependant, aucune preuve d'espionnage ou de sabotage de la part de la communauté nippo-américaine ou nippo-canadienne ne fut jamais établie. Des décennies plus tard, des commissions d'enquête conclurent que ces internements étaient le résultat de "préjugés raciaux, d'hystérie de guerre et d'un échec du leadership politique" [56 (USA)]. Il est notable que les citoyens américains d'origine allemande ou italienne ne furent pas soumis à des internements de masse similaires, malgré le fait que les États-Unis étaient également en guerre contre l'Allemagne et l'Italie.58 Cela souligne la dimension raciale de la décision.

La reconnaissance de cette injustice fut tardive. Aux États-Unis, ce n'est qu'en 1988 que le Congrès adopta la Civil Liberties Act, présentant des excuses officielles au nom de la nation et accordant une réparation financière de 20 000 dollars à chaque survivant de l'internement.55 Au Canada, des excuses officielles et un programme d'indemnisation furent également mis en place la même année.57 L'internement des Nippo-Américains et Canadiens démontre de manière frappante comment, en période de crise nationale, les droits civiques des citoyens appartenant à des minorités ethniques associées à un "ennemi" peuvent être massivement bafoués au nom de la sécurité nationale, souvent sur la base de préjugés raciaux et d'une peur collective irrationnelle plutôt que de preuves tangibles de menace.

2.10 Les Déportations Ethniques en URSS sous Staline

Le régime stalinien en Union Soviétique (principalement des années 1930 aux années 1950) fut marqué par une politique de déportations massives et brutales de populations entières, fondées sur des critères ethniques ou sociaux.59 Ces transferts forcés visaient à éliminer les groupes perçus comme "anti-soviétiques", "ennemis du peuple", ou potentiellement déloyaux, à punir collectivement des nationalités entières pour des collaborations réelles ou supposées avec des ennemis extérieurs (notamment l'Allemagne nazie), à peupler des régions éloignées et inhospitalières de l'URSS (Sibérie, Kazakhstan, Asie Centrale) avec une main-d'œuvre bon marché, et plus généralement à remodeler la carte ethnique et sociale du pays selon les volontés du pouvoir central.59

Parmi les nombreux groupes ethniques déportés figurent les Tatars de Crimée, les Tchétchènes, les Ingouches, les Allemands de la Volga, les Coréens soviétiques d'Extrême-Orient, les Polonais des régions frontalières occidentales, les Baltes (Estoniens, Lettons, Lituaniens), les Kalmouks, les Karatchaïs, les Balkars, les Meskhètes de Géorgie, et bien d'autres.59 Les opérations de déportation étaient menées par le NKVD (Commissariat du peuple aux Affaires intérieures), la police politique secrète, souvent avec une extrême brutalité. Les populations étaient arrachées à leurs foyers sans préavis, généralement en pleine nuit, et entassées dans des wagons à bestiaux pour des voyages de plusieurs semaines dans des conditions inhumaines, avec peu ou pas de nourriture, d'eau ou de soins médicaux.59

À leur arrivée dans les lieux d'exil, désignés comme des "colonies spéciales" (spetsposeleniya), les déportés étaient confrontés à des climats extrêmes, à la faim, aux maladies (typhus, dysenterie, scorbut), à un manque criant de logements et à un travail forcé exténuant dans les kolkhozes, les sovkhozes, les mines ou les chantiers de construction.59 La mortalité durant le transport et dans les premières années d'exil fut effroyablement élevée. On estime qu'au moins 6 millions de personnes furent affectées par ces déportations internes, et les estimations du nombre de morts varient de 800 000 à 1,5 million de personnes, voire plus pour certains groupes spécifiques (par exemple, près de 20% des Tatars de Crimée déportés en 1944 périrent dans l'année qui suivit).59 Certaines de ces déportations, notamment celles des Tatars de Crimée (reconnue comme génocide par l'Ukraine et d'autres pays) et des Tchétchènes et Ingouches (reconnue comme génocide par le Parlement Européen), sont aujourd'hui qualifiées de génocides ou de crimes contre l'humanité.59 Ces déportations représentent une forme extrême d'ingénierie démographique totalitaire, où des nationalités entières étaient punies collectivement et déplacées pour des raisons de "sécurité", de russification, ou pour servir d'instrument dans les vastes projets de transformation sociale et économique de l'État soviétique.

La reconnaissance et la réhabilitation de ces peuples furent tardives et souvent incomplètes. Après la mort de Staline en 1953 et le discours de Khrouchtchev dénonçant les crimes du stalinisme en 1956, un processus de "déstalinisation" s'amorça. Certains peuples déportés furent autorisés à retourner dans leurs foyers ancestraux à partir de la fin des années 1950 et dans les années 1960, mais ce retour fut souvent entravé par les autorités locales ou par le fait que leurs anciennes terres avaient été repeuplées par d'autres groupes.59 Pour d'autres, comme les Tatars de Crimée ou les Allemands de la Volga, le droit au retour fut refusé pendant des décennies. Ce n'est qu'en 1991, peu avant la dissolution de l'URSS, qu'une loi de la Fédération de Russie dénonça officiellement toutes les déportations massives comme une "politique de diffamation et de génocide de Staline" et proclama la réhabilitation de tous les peuples réprimés.59 Cependant, les séquelles de ces déportations (pertes humaines et culturelles, traumatismes intergénérationnels, conflits territoriaux et interethniques dans certaines régions du Caucase et d'Asie Centrale) continuent de se faire sentir aujourd'hui. Les responsables de haut niveau de ces politiques, comme Lavrenti Beria (chef du NKVD), bien qu'exécuté en 1953 pour d'autres motifs, ne furent jamais spécifiquement jugés pour ces crimes de déportation massive.60

Le tableau suivant offre une vue comparative des cas étudiés :

Tableau 2 : Tableau Comparatif des Crimes Coloniaux et Politiques d'Assimilation


Cas Historique

Puissance Coloniale/Régime

Période Principale

Types de Crimes/Politiques

Victimes Principales & Impact Estimé

Mécanismes de Contrôle/Répression

Statut de Reconnaissance/Réparation

Snippets Clés

Enfants de la Creuse

France (BUMIDOM)

1962-1984

Déplacement forcé de mineurs, assimilation, perte identitaire, exploitation

Au moins 2150 enfants réunionnais ; traumatismes durables

DDASS, politique migratoire étatique, consentement vicié des familles

Reconnaissance morale (2014), commission d'enquête, aides limitées, réparations financières non résolues

2

État Indépendant du Congo

Léopold II (Belgique)

1885-1908

Travail forcé (caoutchouc, ivoire), mutilations (mains coupées), massacres, terreur systémique

Population congolaise ; ~10 millions de morts (estim.)

Force Publique, quotas, prises d'otages

Scandale international, reprise par l'État belge (1908). Excuses belges récentes pour enfants métis ; rapport d'experts recommande indemnisations.

7

Génocide Herero et Nama

Allemagne

1904-1908

Ordre d'extermination, camps de concentration, travail forcé, famines organisées, expérimentations médicales

Herero (~80% tués, 65 000), Nama (~50% tués, 10 000)

Armée coloniale (von Trotha), Vernichtungsbefehl, désertification forcée

Reconnaissance officielle du génocide par l'Allemagne (2021), offre d'aide financière critiquée, pas de réparations directes aux descendants.

10

Urgence Malaise

Royaume-Uni

1948-1960

Relocalisation forcée (Plan Briggs, "New Villages"), terre brûlée (Agent Orange), exécutions extrajudiciaires (Batang Kali), torture, déportations

Population civile (surtout Chinoise), guérilleros MNLA ; milliers de morts civils et combattants

Armée britannique, police, couvre-feux, camps de regroupement

Terme "urgence" pour assurances. Massacre de Batang Kali longtemps nié. "Operation Legacy" (dissimulation d'archives).

12

Guerres Coloniales Portugaises

Portugal

1961-1974

Déplacements forcés (aldeamentos), massacres de civils (Wiriyamu), répression des mouvements de libération

Populations rurales d'Angola, Mozambique, Guinée-Bissau (2 millions déplacés) ; pertes civiles et militaires importantes

Armée portugaise, PIDE/DGS (police politique), camps de regroupement, "guerre psychologique"

Reconnaissance récente (2024) par le Président portugais de la responsabilité et suggestion de réparations.

16

Occupation Japonaise de la Corée

Japon

1910-1945

Assimilation culturelle forcée (langue, noms, histoire, religion), travail forcé, esclavage sexuel ("femmes de réconfort")

Population coréenne ; 725 000+ travailleurs forcés, ~200 000 "femmes de réconfort"

Administration coloniale japonaise, armée impériale, police

Question des "femmes de réconfort" très sensible ; accord Japon-Corée du Sud (2015) contesté par les victimes. Efforts mémoriels.

20

Cultuurstelsel (Indes Néerlandaises)

Pays-Bas

1830-1870

Travail forcé agricole (cultures d'exportation), spoliation des terres, imposition

Paysans javanais ; famines et épidémies (centaines de milliers de morts)

Administration coloniale, régents locaux intéressés, système de quotas

Abolition en 1870 suite à critiques (Multatuli) et pressions économiques. Pas de poursuites spécifiques des responsables.

24

Travail Forcé en AOF

France

~1900-1946

Portage, construction (chemins de fer), grands travaux (Office du Niger), prestations, cultures obligatoires

Populations d'Afrique Occidentale Française ; mortalité élevée sur chantiers

Administration coloniale, Code de l'Indigénat, réquisitions

Loi Houphouët-Boigny (1946) abolissant le travail forcé. Peu ou pas de poursuites des responsables.

33

Apartheid en Afrique du Sud

Afrique du Sud (régime minoritaire blanc)

1948-1994

Déplacements forcés (Group Areas Act, Bantoustans), ségrégation raciale systémique, déchéance de citoyenneté, répression violente

Population noire sud-africaine (3,5 millions déplacés) ; milliers de morts dus à la répression

Lois d'apartheid, police, armée, tribunaux ségrégués

Fin de l'apartheid. Commission Vérité et Réconciliation (amnisties conditionnelles, réparations limitées). Peu de poursuites des hauts responsables.

51

Internement Nippo-Américains/Canadiens

États-Unis, Canada

1942-1946

Internement basé sur l'origine ethnique, déplacement forcé, perte de biens

~120 000 Nippo-Américains, ~21 000 Nippo-Canadiens

Décrets exécutifs, armée

Excuses officielles et réparations financières (1988).

55

Déportations Ethniques en URSS

Union Soviétique (Staline)

~1930-1950

Déportations massives de nationalités entières, travail forcé en exil, punition collective

Tatars de Crimée, Tchétchènes, Allemands de la Volga, etc. (~6M affectés, ~0.8-1.5M morts)

NKVD, décisions du Parti Communiste

Réhabilitations partielles post-stalinisme. Loi russe (1991) condamnant les déportations. Pas de procès spécifiques des hauts responsables pour ces crimes.

59

Partie 3 : Mécanismes d'Impunité, Luttes pour la Justice et Processus de Réparation

L'histoire des crimes coloniaux et des politiques d'assimilation forcée est indissociable de celle de l'impunité dont ont largement bénéficié leurs auteurs et profiteurs. Obtenir justice et reconnaissance pour ces actes s'est avéré être un processus long, ardu et souvent inachevé pour les victimes et leurs descendants. Cette partie analyse les mécanismes qui ont favorisé cette impunité et examine les diverses démarches entreprises pour la justice transitionnelle, les réparations et la reconnaissance.

Analyse Transversale des Obstacles à la Reconnaissance et à la Justice

Plusieurs facteurs structurels et politiques ont contribué à entraver la reconnaissance pleine et entière des crimes coloniaux et l'accès à une justice véritable pour les victimes.

Le déni et la minimisation par les États coloniaux constituent un premier obstacle majeur. Pendant longtemps, les puissances impériales ont nié ou considérablement minimisé l'ampleur et la gravité de leurs exactions. La propagande coloniale a joué un rôle crucial dans la construction d'un récit glorifiant la "mission civilisatrice" tout en occultant la violence inhérente au système. Par exemple, l'administration du Congo Belge, après sa reprise à Léopold II, a utilisé une "propagande efficace" pour dissimuler l'oppression continue et les régimes de travail forcé.9 De même, la dissimulation active ou la destruction de preuves, comme l'"Operation Legacy" britannique en Malaisie qui visait à cacher ou détruire des documents coloniaux sensibles avant l'indépendance 12, a directement contribué à l'impunité en rendant plus difficile l'établissement des faits.

Les justifications idéologiques et juridiques ont également servi à légitimer l'inacceptable. L'invocation de la "mission civilisatrice", la nécessité du "développement économique" des territoires 33, ou encore les impératifs de "sécurité nationale" 55 ont été des leitmotivs constants. Des cadres juridiques discriminatoires, tels que le régime de l'indigénat en AOF 34 ou les lois d'apartheid en Afrique du Sud 50, ont légalisé un traitement différencié et répressif des populations colonisées ou minoritaires, créant un système de "justice" à deux vitesses qui protégeait les colons et criminalisait les colonisés.

La difficulté d'accès aux archives et à la preuve constitue un autre défi de taille. Les archives coloniales sont souvent dispersées, incomplètes, classifiées, voire détruites. Leur consultation peut être entravée par des considérations politiques ou des obstacles bureaucratiques, rendant la recherche historique et la constitution de dossiers juridiques complexes.

Sur le plan strictement juridique, la prescription des faits et l'absence de cadres légaux adéquats au moment des crimes sont fréquemment invoquées. Les lois nationales et internationales existantes à l'époque coloniale n'étaient souvent pas appliquées de la même manière dans les colonies qu'en métropole, ou ne protégeaient tout simplement pas les droits des "sujets" coloniaux. La notion de crime contre l'humanité, bien que ses racines remontent plus loin, n'a été formellement codifiée et appliquée qu'après la Seconde Guerre mondiale, et son application rétroactive à des faits coloniaux antérieurs reste un débat juridique complexe. Les tentatives de poursuites judiciaires se heurtent ainsi souvent à l'immunité souveraine des États ou à des arguments de non-rétroactivité des lois pénales.

Les rapports de force inégaux entre les anciennes puissances coloniales et les États anciennement colonisés ou les communautés de victimes pèsent lourdement sur toute négociation relative aux réparations ou à la justice. Les anciennes métropoles conservent généralement un pouvoir économique, politique et diplomatique considérable, qui leur permet d'influencer, voire de dicter, les termes de tout accord. Les critiques formulées par les représentants Herero et Nama concernant leur exclusion des négociations avec l'Allemagne sur la reconnaissance du génocide et les compensations financières illustrent bien cette asymétrie.10

Enfin, l'absence de volonté politique de la part de nombreux anciens États colonisateurs de reconnaître pleinement leur responsabilité juridique et financière, au-delà des excuses morales ou symboliques, demeure un obstacle fondamental. L'hésitation à engager des réparations financières substantielles ou à ouvrir la voie à des poursuites pénales est souvent motivée par la crainte de créer des précédents coûteux et de ternir l'image nationale. Le cas des "Enfants de la Creuse", où la responsabilité morale a été reconnue mais où la question des réparations financières reste en suspens 2, ou celui du génocide Herero et Nama où l'aide au développement proposée est jugée insuffisante et non comme une réparation directe 10, en sont des exemples.

Exemples de Démarches de Justice Transitionnelle, Réparations et Reconnaissance

Malgré ces obstacles, diverses démarches ont été entreprises, avec des succès variables, pour tenter d'apporter une forme de justice, de reconnaissance et de réparation aux victimes des crimes coloniaux.

Les Commissions Vérité et Réconciliation (CVR) représentent une approche de justice transitionnelle notable. L'exemple le plus connu est celui de l'Afrique du Sud (TRC), établie en 1995 après la fin de l'apartheid.52 Ses objectifs étaient multiples : établir la vérité sur les violations flagrantes des droits humains commises entre 1960 et 1994, offrir aux victimes une plateforme pour témoigner, accorder l'amnistie (sous conditions strictes d'aveux complets et de motivation politique du crime) aux auteurs de ces violations, et formuler des recommandations en matière de réparations et de réconciliation nationale.52 La TRC a entendu des milliers de témoignages, tant de victimes que d'auteurs, issus de tous les camps. Cependant, elle a aussi connu des limites importantes : peu de hauts responsables politiques et sécuritaires du régime d'apartheid ont demandé l'amnistie ; elle s'est concentrée sur les violations individuelles flagrantes (tortures, meurtres) plutôt que sur les crimes systémiques comme les déplacements forcés qui ont affecté des millions de personnes 51 ; et les réparations accordées aux victimes ont été jugées largement insuffisantes par beaucoup. De plus, peu de poursuites ont été engagées contre ceux qui n'ont pas demandé ou obtenu l'amnistie.53

Les excuses officielles et la reconnaissance morale ou symbolique constituent une autre forme de démarche. On peut citer la résolution parlementaire française de 2014 reconnaissant la "responsabilité morale" de l'État envers les "Enfants de la Creuse" 2, les excuses présentées par le Premier ministre belge en 2019 pour le traitement des enfants métis issus de la colonisation 3, la reconnaissance officielle du génocide des Herero et Nama par l'Allemagne en 2021 10, ou encore les excuses officielles et les réparations accordées par les gouvernements américain et canadien aux Nippo-Américains et Nippo-Canadiens internés durant la Seconde Guerre mondiale.55 Ces gestes, bien qu'importants symboliquement, sont parfois critiqués lorsqu'ils ne s'accompagnent pas de mesures de réparation plus substantielles.

Les réparations financières et matérielles sont plus rares et souvent plus controversées. L'indemnisation individuelle des Nippo-Américains (20 000 $ par survivant) 55 est un exemple. L'aide au développement proposée par l'Allemagne à la Namibie en reconnaissance du génocide Herero et Nama est un autre cas, bien que sa nature (aide au développement plutôt que réparation directe) soit contestée.10 Plus récemment, le président portugais a évoqué la possibilité que le Portugal paie des réparations pour les crimes de son passé colonial 19, ouvrant un débat potentiellement significatif.

La restitution d'objets culturels pillés durant la période coloniale est une demande de plus en plus pressante de la part des anciens pays colonisés. Des discussions et des processus de restitution sont en cours dans plusieurs pays européens, dont la Belgique concernant les objets d'art congolais.9

Enfin, les luttes mémorielles et éducatives jouent un rôle crucial. Elles incluent les efforts pour que ces histoires douloureuses soient enseignées dans les écoles et les universités (comme pour les "femmes de réconfort" 23), l'érection de mémoriaux et de lieux de souvenir 23, la publication de témoignages et de recherches historiques, et le travail des associations de victimes et de militants des droits humains pour maintenir vivante la mémoire de ces crimes et exiger justice.

L'analyse de ces processus de justice transitionnelle révèle une tension fréquente entre la reconnaissance symbolique (excuses, résolutions mémorielles) et la justice substantielle (poursuites pénales effectives, réparations financières adéquates). Les États anciennement colonisateurs sont souvent plus enclins à la première, moins engageante sur le plan juridique et financier, qu'à la seconde. Les poursuites pénales des responsables de crimes coloniaux sont exceptionnelles, l'impunité de fait ayant été la norme pour des systèmes comme le Cultuurstelsel hollandais ou le travail forcé en AOF. Même la TRC sud-africaine, souvent citée en exemple, a privilégié l'amnistie (certes conditionnelle) à la punition, dans un calcul politique visant à assurer une transition pacifique.52 La justice transitionnelle post-coloniale apparaît ainsi comme un champ de négociation complexe où la "vérité" et la "réconciliation" peuvent être promues, parfois au détriment d'une justice pénale et réparatrice plus complète, reflétant les rapports de force persistants.

Néanmoins, malgré les nombreux obstacles et la lenteur des processus, on observe une pression croissante exercée par les sociétés civiles, les descendants de victimes, des chercheurs et certains États anciennement colonisés pour une reconnaissance plus complète des crimes coloniaux et pour des formes de réparation plus significatives. Des rapports d'experts, comme celui commandé par le parlement belge 9, recommandent des indemnisations. Des dirigeants politiques, comme le président portugais 19, commencent à évoquer la nécessité de "payer les coûts" du colonialisme. Les mobilisations des victimes et de leurs soutiens se poursuivent, comme dans le cas des "femmes de réconfort" 23 ou des descendants des Herero et Nama.10 Des initiatives de restitution d'artefacts progressent 9, et des commissions d'enquête sont mises en place, même tardivement, comme pour les "Enfants de la Creuse".2 Cette dynamique indique une évolution des normes internationales et une conscience historique accrue, rendant le silence et le déni de plus en plus intenables.

L'absence de justice et de réparations adéquates pour les crimes coloniaux n'est pas sans conséquences. Elle perpétue les traumatismes intergénérationnels – comme observé chez les descendants des "Enfants de la Creuse" 2 ou des survivants du génocide Herero et Nama qui restent parmi les plus démunis.10 Elle entretient des relations de méfiance, de ressentiment et d'incompréhension entre les anciennes puissances coloniales et les sociétés anciennement colonisées, entravant la construction de relations véritablement postcoloniales, apaisées et égalitaires. La justice n'est donc pas seulement une question tournée vers le passé ; elle est une condition essentielle pour un avenir plus équitable et pour la déconstruction des héritages toxiques du colonialisme.

Partie 4 : Résonances Contemporaines – La Situation à Gaza au Prisme des Logiques Coloniales Historiques

Cette section se propose d'explorer comment les logiques, tactiques et discours observés dans les contextes coloniaux historiques peuvent offrir un cadre analytique pertinent pour éclairer certains aspects de la situation contemporaine à Gaza. Il ne s'agit pas d'établir une équivalence simpliste ou une identité parfaite entre des situations historiques et géopolitiques distinctes, mais plutôt d'utiliser les outils conceptuels forgés par l'étude du colonialisme pour analyser des dynamiques de pouvoir, de dépossession et de violence qui présentent des similitudes structurelles. En l'absence du "texte initial" mentionné dans la requête utilisateur, cette analyse s'appuiera sur les thèmes soulevés par les documents de recherche qui évoquent la situation à Gaza en lien avec les notions d'apartheid, de génocide, de déplacements forcés et de violations des droits humains 3, ainsi que sur les dynamiques générales de conflits asymétriques marqués par des accusations de crimes graves.

Parallèles Thématiques et Dynamiques de Pouvoir

Plusieurs thèmes récurrents dans l'histoire coloniale trouvent un écho troublant dans la situation des Palestiniens, et plus particulièrement à Gaza.

Les déplacements forcés et le confinement de populations constituent l'un des parallèles les plus frappants. L'histoire coloniale est jalonnée d'exemples de déplacements massifs de populations : la création des Bantoustans et l'application du Group Areas Act en Afrique du Sud ont conduit à l'expulsion de 3,5 millions de Noirs de leurs terres 51 ; la politique des "nouveaux villages" en Malaisie a concerné un million de civils 12 ; les "aldeamentos" portugais en Afrique ont regroupé de force deux millions d'agriculteurs.16 Ces politiques visaient à contrôler les populations, à les isoler des mouvements de résistance et à s'approprier leurs terres. La situation des Palestiniens, depuis la Nakba de 1948 jusqu'aux déplacements actuels et au confinement de la population de Gaza dans une étroite bande de terre soumise à un blocus, présente des similitudes avec ces logiques de déracinement et de cantonnement. Des sources mentionnent les "expulsions forcées" et les "démolitions de maisons" comme des pratiques systématiques contre les Palestiniens.4 La création d'espaces de confinement (réserves, camps, Bantoustans) et la restriction drastique de la mobilité ont toujours été des outils privilégiés du contrôle colonial.

La question de la violence d'État et de l'impunité est également centrale. Les accusations de "crimes de guerre", de "crimes contre l'humanité", voire de "génocide" qui sont portées dans le contexte du conflit israélo-palestinien et spécifiquement à Gaza 3 rappellent les violences extrêmes documentées dans de nombreux contextes coloniaux : massacres de populations civiles (Batang Kali, Wiriyamu, Herero et Nama), répression brutale des révoltes, terreur systémique (Congo de Léopold II). Parallèlement, les difficultés à établir la responsabilité pénale internationale des auteurs de ces actes et les mécanismes d'impunité qui en découlent font écho aux obstacles rencontrés pour juger les crimes coloniaux, comme analysé dans la partie précédente de ce rapport.

Les discours de justification et de déshumanisation qui accompagnent souvent les violences de masse sont un autre point de comparaison. Historiquement, les puissances coloniales ont eu recours à des discours sécuritaires (lutte contre le "terrorisme" ou la "subversion"), à la diabolisation de "l'ennemi" (qualifié de "sauvage", "barbare", "fanatique"), ou à des justifications humanitaires fallacieuses (la "mission civilisatrice") pour légitimer leurs actions violentes. L'analyse des rhétoriques employées dans le conflit israélo-palestinien pourrait révéler des dynamiques discursives similaires, où la déshumanisation de l'autre sert à justifier des niveaux de violence autrement inacceptables.

L'asymétrie fondamentale des rapports de force entre colonisateur et colonisé, ou entre un État occupant et une population occupée, est une caractéristique structurante. Cette asymétrie se reflète dans la nature des conflits, les moyens militaires employés, l'accès aux ressources et aux instances internationales, ainsi que dans les formes de résistance possibles pour le groupe dominé.

Le contrôle des ressources et du territoire est un enjeu majeur. La lutte pour la terre, l'eau et les ressources naturelles a été au cœur de la plupart des entreprises coloniales, impliquant la spoliation des populations autochtones (comme pour les Herero et Nama 10 ou la confiscation des terres en Corée sous occupation japonaise 20). Les dynamiques territoriales du conflit israélo-palestinien, avec l'expansion des colonies, la confiscation des terres et le contrôle des ressources, peuvent être éclairées par cette perspective. Des sources évoquent les "saisies racistes de biens" et les politiques qui rendent impossible pour de nombreux Palestiniens de construire des logements.4

Si la politique d'assimilation forcée (comme celle menée par le Japon en Corée 20) n'est pas le prisme principal pour analyser la situation à Gaza, la notion d'apartheid est, elle, explicitement mobilisée par des organisations de défense des droits humains et des chercheurs pour décrire le système de domination et de ségrégation imposé par Israël aux Palestiniens.3 La Convention internationale sur l'élimination et la répression du crime d'apartheid et le Statut de Rome de la Cour pénale internationale définissent l'apartheid comme un crime contre l'humanité commis lorsqu'un régime institutionnalisé d'oppression et de domination systématiques par un groupe racial sur un autre est maintenu avec l'intention de perpétuer ce système.4 Ce cadre offre un parallèle direct avec le système d'apartheid en Afrique du Sud 50, avec ses lois discriminatoires, sa ségrégation spatiale et la négation des droits fondamentaux d'une partie de la population en fonction de son origine.

Pertinence des Cadres d'Analyse Coloniaux et Postcoloniaux

L'utilisation de concepts issus de l'étude du colonialisme et des théories postcoloniales pour analyser la situation à Gaza et plus largement le conflit israélo-palestinien n'est pas une simple posture rhétorique ou une accusation gratuite. Elle relève d'une démarche intellectuelle visant à appliquer des cadres analytiques éprouvés pour comprendre des dynamiques complexes de pouvoir, de dépossession, de violence et de résistance qui présentent des similitudes structurelles avec des situations coloniales historiques. Les théories postcoloniales, en particulier, offrent des outils pour déconstruire les récits dominants, analyser la production de savoirs et de représentations de l'autre, comprendre la construction des identités en contexte de domination, et examiner les formes multiples de résistance (culturelle, politique, armée) des peuples subalternes. Elles permettent de questionner les notions de souveraineté, de citoyenneté et de droits humains dans des contextes de conflit prolongé marqués par une occupation ou une domination perçue comme coloniale. L'application de ces cadres analytiques, tout en reconnaissant la singularité et la spécificité de chaque situation historique, permet d'identifier des schémas d'oppression et de contrôle qui transcendent les contextes géographiques et temporels particuliers.

Si les logiques à l'œuvre à Gaza et dans les territoires palestiniens occupés partagent des caractéristiques avec les systèmes coloniaux historiques, alors les leçons tirées des processus de décolonisation – souvent longs, violents et douloureux – et des tentatives de justice transitionnelle – fréquemment imparfaites et contestées – pourraient offrir des perspectives, fussent-elles sombres, sur les défis immenses d'une résolution juste et durable du conflit israélo-palestinien. Les conflits coloniaux ont rarement été résolus sans une lutte prolongée pour l'autodétermination et la fin de la domination. La justice transitionnelle post-coloniale, comme vu précédemment, a montré toutes les difficultés à obtenir une pleine responsabilité des auteurs de crimes, des réparations adéquates pour les victimes, et une véritable réconciliation. Les questions de souveraineté, de droits des peuples (y compris le droit au retour des réfugiés), de partage équitable des terres et des ressources, et de justice pour les crimes commis sont centrales tant dans les contextes de décolonisation que dans le conflit israélo-palestinien. Comprendre la situation à travers un prisme (post)colonial peut ainsi aider à anticiper la complexité des enjeux de mémoire, de justice et de pouvoir qui devront impérativement être abordés pour espérer parvenir à une paix durable, fondée sur le respect du droit international et des droits humains pour tous.

Conclusion : L'Impératif de Mémoire, de Justice et de Déconstruction des Logiques Coloniales

Ce rapport a exploré une série d'exemples historiques de crimes coloniaux et de politiques d'assimilation forcée, en mettant en lumière la diversité de leurs manifestations mais aussi la constance de leurs logiques sous-jacentes. De l'exil forcé des "Enfants de la Creuse" à la terreur de l'État Indépendant du Congo, du génocide des Herero et Nama aux "nouveaux villages" de Malaisie, des aldeamentos des guerres coloniales portugaises à l'assimilation culturelle radicale en Corée, du Cultuurstelsel néerlandais au travail forcé en AOF et à l'apartheid sud-africain, se dessine un tableau sombre de la domination impériale et de ses conséquences dévastatrices sur les populations. Ces exemples, loin d'être exhaustifs, illustrent la nature systémique et multiforme des violences coloniales, qui ne se limitaient pas à des actes isolés mais s'inscrivaient dans des structures de pouvoir visant l'exploitation, la sujétion et souvent la déshumanisation des peuples colonisés.

L'analyse a également souligné la persistance de ces logiques de domination, d'exploitation et de déshumanisation, dont les échos se font encore sentir dans le monde contemporain, y compris dans des situations de conflit aigu comme celle de Gaza. Les mécanismes d'impunité qui ont longtemps protégé les auteurs de ces crimes, les difficultés rencontrées par les victimes pour obtenir justice et réparation, et les résistances des anciennes puissances coloniales à assumer pleinement leur passé, témoignent de la complexité du processus de décolonisation, qui est loin d'être achevé sur les plans mémoriel, juridique et politique.

Face à ce constat, l'importance de la mémoire et de la reconnaissance apparaît cruciale. La reconnaissance officielle des faits historiques, la collecte et la diffusion des témoignages des victimes, l'enseignement critique de ces passés douloureux dans les systèmes éducatifs, et la création de lieux de mémoire sont des étapes indispensables. Non seulement pour rendre hommage aux victimes et restaurer leur dignité, mais aussi pour comprendre les racines de nombreuses inégalités et conflits actuels, et pour tenter de prévenir la répétition de telles atrocités. La mémoire, lorsqu'elle est inclusive et critique, est un rempart contre l'oubli et le déni.

Les défis de la justice et de la réparation demeurent immenses. Si des progrès ont été accomplis dans certains cas – reconnaissances officielles, excuses, commissions vérité, réparations financières limitées, restitutions d'objets culturels – la justice pour les crimes coloniaux reste un chantier largement inachevé. Les obstacles juridiques, politiques et économiques sont nombreux. Cependant, la pression croissante des sociétés civiles, des descendants de victimes et de certains États anciennement colonisés pour une justice plus complète et des réparations adéquates indique une évolution des consciences et des normes internationales.

L'étude des crimes coloniaux et de leurs échos contemporains n'est donc pas seulement un exercice académique rétrospectif. Elle constitue un impératif éthique et politique qui nous confronte à la part sombre de la modernité et aux fondations souvent violentes du monde dans lequel nous vivons. Elle nous oblige à questionner les récits nationaux souvent complaisants et auto-justificateurs, à reconnaître la profondeur des traumatismes infligés et la persistance de leurs séquelles. Elle appelle à une vigilance constante face aux manifestations actuelles des logiques de domination, de discrimination et de déshumanisation, où qu'elles se produisent. Enfin, elle souligne la nécessité d'un engagement continu pour la défense des droits humains universels, pour la décolonisation effective des savoirs, des institutions et des structures de pouvoir, et pour la construction de relations internationales fondées sur le respect mutuel, l'égalité et la justice. La réparation des torts du passé, sous ses formes multiples, n'est pas une simple question de dette historique ; elle est une condition pour bâtir un avenir commun plus juste et plus pacifique.

Sources des citations
#environnement #gaza