EDF : Cuve EPR, faits et dissimulations


Dissimulations et Stratégie du Fait Accompli dans le Dossier de la Cuve de l'EPR de Flamanville 3



I. Introduction et Cadrage de l'Investigation


Le projet de réacteur nucléaire de troisième génération EPR (European Pressurized Reactor) à Flamanville (Manche), initialement présenté comme la vitrine technologique du savoir-faire français, s'est progressivement transformé en un cas d'école de dérives industrielles et calendaires. Au cœur de ces dysfonctionnements, l'affaire de la cuve du réacteur — pièce maîtresse du dispositif de sûreté — cristallise les tensions entre impératifs économiques et rigueur réglementaire. Révélée publiquement en avril 2015, l'anomalie de concentration en carbone dans l'acier du couvercle et du fond de la cuve a ébranlé la confiance dans la gouvernance de la filière nucléaire française.

Ce rapport a pour vocation d'examiner de manière exhaustive, technique et impartiale les allégations de dissimulation et de stratégie du « fait accompli » portées à l'encontre d'EDF et d'Areva (désormais Orano/Framatome). Ces allégations suggèrent que les industriels auraient délibérément installé un composant qu'ils savaient potentiellement défectueux, ou du moins non qualifié, afin de créer une situation d'irréversibilité technique contraignant l'Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) à une acceptation dérogatoire.

L'analyse se fonde sur une étude minutieuse des documents réglementaires, des correspondances administratives entre l'ASN et Areva, des rapports du Haut Comité pour la Transparence et l'Information sur la Sécurité Nucléaire (HCTISN), ainsi que sur les témoignages de cadres dirigeants et les audits internes de l'usine Creusot Forge. Nous explorerons la chronologie critique s'étendant de la fabrication des calottes (2006-2007) à leur installation (2014) et à la révélation tardive des défauts (2015), pour déterminer si cette séquence relève de l'incompétence gestionnaire ou d'une manœuvre stratégique intentionnelle.


II. Le Contexte Industriel et Financier : Les Racines de la Dérive (2003-2006)


Pour appréhender la mécanique ayant conduit à la production et à l'installation d'une cuve non conforme, il est indispensable de remonter aux conditions structurelles et financières prévalant à l'usine du Creusot au début des années 2000. Cette période est marquée par une instabilité actionnariale et des pressions économiques qui ont potentiellement primé sur la culture de sûreté.


2.1. L'Instabilité Actionnariale de Creusot Forge


L'usine historique du Creusot, spécialisée dans la grosse forge nucléaire, a connu des mutations capitalistiques complexes avant son intégration au groupe Areva. Entre juillet 2003 et octobre 2006, Creusot Forge et Creusot Mécanique étaient des filiales du groupe SFARSTEEL, détenu majoritairement par l'industriel Michel-Yves Bolloré.1

Selon les témoignages de Jean-François Victor, ancien dirigeant au sein de la structure, cette période a été caractérisée par une gestion orientée vers la valorisation financière de l'actif industriel en vue de sa revente. L'acquisition initiale de Creusot Mécanique (alors UIGM) s'est faite pour un montant modique (environ 800 000 €) suite à un redressement judiciaire. Trois ans plus tard, en 2006, Areva rachète ces installations pour une somme avoisinant les 170 millions d'euros, incluant un "goodwill" (écart d'acquisition) de près de 100 millions d'euros.2

Cette survalorisation présumée de l'outil industriel interroge directement la genèse des pièces de l'EPR. Pour justifier un tel prix de rachat auprès des actionnaires et de l'État, l'usine devait démontrer un carnet de commandes rempli et une capacité technique à produire les composants les plus critiques du futur réacteur EPR. C'est dans ce contexte de négociation financière que la fabrication des calottes de la cuve de Flamanville 3 a été lancée, possiblement de manière prématurée au regard des capacités réelles de l'atelier.2


2.2. L'Incapacité Technique et le Choix du "Made in France"


L'une des décisions les plus controversées de cette période réside dans le choix de fabriquer les calottes (couvercle et fond) au Creusot, alors que le corps de la cuve (les viroles) a été confié au sidérurgiste japonais Japan Steel Works (JSW). JSW est mondialement reconnu pour sa maîtrise des très gros lingots d'acier et sa capacité à limiter les hétérogénéités chimiques.2

Les documents et témoignages suggèrent que Creusot Forge ne disposait pas, à l'époque, de la maîtrise technique nécessaire pour réaliser des pièces de cette dimension avec les exigences de qualité de l'EPR.2 Le choix de maintenir cette fabrication en France, malgré des limites capacitaires connues, semble avoir répondu à une logique de souveraineté industrielle et de justification économique du rachat de l'usine par Areva, plutôt qu'à une pure logique de sûreté industrielle. Cette décision initiale porte en germe les défauts constatés ultérieurement.


III. L'Anomalie Métallurgique : Analyse Technique de la Ségrégation Majeure


L'anomalie au cœur du dossier n'est pas un simple défaut de surface, mais une hétérogénéité structurelle affectant la composition chimique de l'acier, compromettant potentiellement l'intégrité physique de la barrière de confinement.


3.1. Le Phénomène de Ségrégation Carbone Positive


Les calottes de la cuve sont forgées à partir de lingots d'acier 16MND5 de très grande taille. Lors de la solidification de ces lingots, les éléments chimiques ont tendance à migrer. Le carbone, en particulier, a tendance à se concentrer dans la partie supérieure et centrale du lingot, un phénomène appelé "ségrégation majeure positive".4

Pour obtenir une pièce homogène, le processus de fabrication doit inclure une étape d'écimage (élimination des parties supérieure et inférieure du lingot) suffisante pour retirer les zones ségrégées. Dans le cas de l'EPR de Flamanville, l'écimage réalisé par Creusot Forge s'est avéré insuffisant.

Paramètre

Valeur Visée / Réglementaire

Valeur Mesurée (Zone Ségrégée)

Écart

Teneur en Carbone

0,22 %

Jusqu'à 0,30 %

+ 36 %

Impact Mécanique

Ténacité (résistance à la rupture) optimale

Ténacité réduite (fragilisation)

Baisse significative des marges

Une teneur en carbone de 0,30 % au lieu de 0,22 % modifie les propriétés mécaniques de l'acier, augmentant sa dureté mais réduisant sa résilience (capacité à absorber l'énergie d'un choc) et sa ténacité.6 Concrètement, cela signifie que la température de transition ductile-fragile augmente : l'acier devient cassant à des températures plus élevées que prévu. En situation accidentelle, notamment lors d'un choc froid (injection massive d'eau froide de sécurité dans une cuve chaude sous pression), le risque de propagation brutale d'une fissure préexistante devient inacceptablement élevé.6


3.2. Une Connaissance Ancienne du Phénomène


Il est crucial de noter que ce phénomène métallurgique est documenté depuis des décennies. Il ne s'agit pas d'une découverte scientifique récente qui aurait surpris les ingénieurs en 2014. Les experts de l'ASN et de l'IRSN, ainsi que les métallurgistes d'Areva, connaissaient théoriquement ce risque. L'échec réside dans l'incapacité d'Areva à adapter son procédé de fabrication (taille des lingots, taux d'écimage) pour garantir l'absence de cette ségrégation dans la zone utile de la pièce.5

La défense d'Areva, consistant à invoquer l'évolution des normes (passage de l'arrêté de 1974 à l'arrêté ESPN de 2005) pour expliquer l'anomalie, est contestée par les experts indépendants. Si les méthodes de contrôle ont évolué, les lois de la physique régissant la solidification de l'acier sont immuables, et l'exigence d'homogénéité du matériau est une constante de la sûreté nucléaire.5


IV. La Chronologie de la Connaissance et de la Dissimulation (2006-2014)


L'accusation de dissimulation repose sur la preuve que les acteurs industriels avaient connaissance des risques ou des défauts bien avant leur révélation officielle en 2015. L'analyse des correspondances administratives est, à cet égard, édifiante.


4.1. Les Mises en Garde Explicites de l'ASN dès 2006


Contrairement à la narration d'une "surprise" technique, les archives de l'ASN révèlent que le régulateur avait identifié les faiblesses du processus de qualification dès le lancement de la fabrication.

Une lettre cruciale datée du 21 août 2006, adressée par l'ASN à Areva NP, et intitulée "Qualification technique des approvisionnements anticipés constitutifs de la cuve EPR destinée à Flamanville", contient des demandes techniques précises.9

D'autres courriers suivent, notamment le 16 juillet 2007 et le 12 décembre 2007, réitérant les exigences sur la qualification technique.9 Le président de l'ASN de l'époque, André-Claude Lacoste, aurait même exprimé en privé son désarroi face à l'état des procédures de fabrication au Creusot, qu'il jugeait non conformes aux standards nucléaires.2


4.2. La Fabrication "En Aveugle"


Malgré ces alertes, la fabrication des calottes a été lancée et menée à terme entre 2006 et 2007. Areva a choisi de valider ces pièces sur la base de son référentiel interne, en faisant le pari que les résultats seraient conformes aux attentes, ou que les écarts éventuels seraient acceptés au titre des marges de conception.

Ce pari industriel s'est doublé d'une opacité persistante. Le HCTISN a souligné dans son rapport de 2017 que le manque de transparence d'Areva et d'EDF sur cet historique, et notamment le refus initial de publier les réponses aux courriers de 2006, a nourri la défiance du public.11


V. La Mécanique du Fait Accompli : Analyse de l'Irréversibilité (2013-2015)


C'est dans la gestion du calendrier entre 2013 et 2015 que se cristallise la stratégie du fait accompli. Cette stratégie se définit par la création d'une situation matérielle irréversible (l'installation de la cuve) avant l'obtention de la validation réglementaire nécessaire.


5.1. Le Découplage Temporel : Installation vs Qualification


La logique de sûreté impose que la qualification technique d'un composant critique soit acquise avant son installation définitive. Or, le calendrier du chantier EPR de Flamanville montre une inversion flagrante de cette logique.


Date

Événement Chantier / Industriel

Événement Qualification / Réglementaire

Analyse du Décalage

Sept. 2012


Proposition par Areva d'un programme d'essais sur calotte témoin.13

Le programme de test est défini tardivement, 6 ans après le forgeage.

Oct. 2013

Livraison de la cuve sur le site de Flamanville.13

Essais non réalisés.

La cuve quitte l'usine sans qualification complète.

Janv. 2014

Introduction de la cuve dans le puits du réacteur.5

Essais non réalisés.

Point de bascule du fait accompli.

Juin 2014

Soudage de la cuve au circuit primaire.15

Essais non réalisés.

L'irréversibilité technique est scellée.

Oct. 2014


Réalisation des essais sur la calotte témoin.13

Découverte de l'anomalie après installation.

Fin 2014


Information de l'ASN par Areva.16

Le régulateur est mis devant le fait accompli.

Avril 2015


Révélation publique de l'anomalie.17

Début de la crise médiatique.


5.2. L'Analyse de la Préméditation Industrielle


Comment expliquer qu'Areva ait attendu octobre 2014 pour tester une pièce fabriquée en 2007, alors que la cuve était installée depuis janvier 2014?

Deux hypothèses s'affrontent :

Une fois la cuve soudée et le génie civil du bâtiment réacteur refermé autour d'elle, son extraction nécessiterait de détruire une partie de l'enceinte de confinement et de couper les tuyauteries primaires, un scénario cauchemardesque en termes de coûts et de délais. En plaçant l'ASN devant cette réalité physique, EDF et Areva ont drastiquement réduit l'espace de décision du régulateur : le refus de la cuve devenait synonyme d'arrêt de mort du projet.6

Jean-François Victor, dans son témoignage, corrobore cette vision en affirmant que la validation interne des fabrications s'est faite pour justifier la valorisation boursière, créant une "fuite en avant" où l'arrêt de la production était inenvisageable pour la direction.2


VI. Le Système Creusot Forge : La Culture de la Falsification comme Contexte Aggravant


L'affaire de la cuve ne peut être isolée du scandale plus large qui a éclaté en 2016 concernant l'usine du Creusot : l'affaire des "dossiers barrés". Ce contexte systémique donne un poids considérable aux accusations de dissimulation.


6.1. Le Mécanisme des Dossiers Barrés


Suite à la découverte de l'anomalie de la cuve, l'ASN a exigé un audit approfondi de l'usine. Cet audit a révélé l'existence de deux jeux de dossiers de fabrication pour de nombreuses pièces nucléaires :

Ces falsifications concernaient des paramètres cruciaux comme les températures de traitement thermique, les temps de maintien, ou les résultats d'analyse chimique (taux de carbone, impuretés).


6.2. L'Implication pour la Cuve de l'EPR


Bien que l'anomalie spécifique de la cuve (ségrégation carbone) soit présentée comme une erreur de procédé plutôt qu'une falsification documentaire directe, l'existence de cette culture de la fraude au sein de l'usine jette une lumière crue sur la fiabilité des contrôles internes.

Le fait que des milliers d'anomalies aient été dissimulées sur des décennies (comme l'a montré l'audit étendu aux 58 réacteurs en service) démontre que la priorité de l'usine était de livrer les pièces coûte que coûte. Dans ce système, une alerte technique sur l'homogénéité de l'acier de la cuve avait peu de chances de remonter jusqu'à l'arrêt de la fabrication. Jean-François Victor souligne que les employés signalant des erreurs étaient parfois sanctionnés, instaurant une loi du silence.22

Ce contexte valide la thèse selon laquelle la direction d'Areva ne pouvait ignorer les défaillances de son outil industriel, et a choisi de masquer ces risques par une gestion documentaire frauduleuse, dont la cuve de l'EPR est la victime la plus emblématique.


VII. La Gestion de Crise et la Bataille de l'Opinion (2015-2017)


Une fois l'anomalie rendue publique en avril 2015, une bataille d'experts et de communication s'est engagée. L'enjeu pour EDF et Areva était de transformer une non-conformité réglementaire rédhibitoire en une situation "acceptable" par la démonstration de marges de sûreté résiduelles.


7.1. La Stratégie de Défense d'EDF et Areva


Face au scandale, les industriels ont déployé une défense en trois axes :


7.2. Le Rôle du HCTISN et le Manque de Transparence


Le Haut Comité pour la Transparence et l'Information sur la Sécurité Nucléaire (HCTISN) a été saisi pour garantir la transparence du processus. Son rapport de juin 2017 est critique : il souligne que le public a été mal informé et que les industriels ont pratiqué une rétention d'information, notamment sur les échanges historiques avec l'ASN. Le rapport note également l'absence totale de communication sur des scénarios alternatifs (remplacement de la cuve), renforçant l'idée que le débat était verrouillé.11

Les ONG (Greenpeace, Sortir du nucléaire) ont dénoncé cette période comme une mascarade visant à habiller scientifiquement une décision politique déjà prise : sauver la cuve pour sauver la filière.11


VIII. L'Épilogue Réglementaire : Une Décision sous la Contrainte du Fait Accompli (2017-2018)


La décision finale de l'ASN, rendue en octobre 2017 puis confirmée en octobre 2018 pour la mise en service, porte la marque indélébile de la contrainte exercée par la situation matérielle du réacteur.


8.1. Le Jugement de Salomon : Sauver le Fond, Condamner le Couvercle


L'avis de l'ASN est d'une complexité révélatrice. L'Autorité considère que les caractéristiques mécaniques du fond et du couvercle sont similaires (toutes deux affectées par la ségrégation). Pourtant, elle rend deux décisions opposées :

Analyse de la Contradiction :

Cette distinction ne repose pas sur une différence métallurgique fondamentale entre les deux pièces, mais sur leur faisabilité de remplacement.

En acceptant le fond (inamovible) mais en rejetant le couvercle (remplaçable), l'ASN a validé implicitement la stratégie du fait accompli. Si le fond avait été remplaçable, il aurait logiquement subi le même sort que le couvercle : le rebut. Cette décision constitue la preuve ultime que l'irréversibilité de l'installation a primé sur la conformité stricte.6


8.2. L'Atteinte au Principe de Défense en Profondeur


Cette décision a des implications lourdes pour la philosophie de sûreté nucléaire, notamment le principe de défense en profondeur. Ce principe exige que la qualité de la conception et de la fabrication constitue la première barrière de sûreté.

En acceptant une cuve dont les marges de ténacité sont "significativement réduites" 6, l'ASN accepte une dégradation du premier niveau de défense. Pour compenser, elle impose des surveillances accrues (deuxième niveau de défense), mais cela revient à pallier un défaut intrinsèque par de la surveillance, ce qui est une approche dégradée de la sûreté.

Les experts de l'ASN ont eux-mêmes noté dans leur avis que "le non-respect de l'exigence de qualification technique de la cuve constitue une atteinte inédite [...] du premier niveau de la défense en profondeur".6


IX. Implications Financières, Industrielles et Internationales


La dissimulation et la gestion calamiteuse de ce dossier ont eu des répercussions dépassant largement le cadre normand.


9.1. Coûts et Sauvetage de la Filière


Le remplacement du couvercle d'ici 2024 engendre un surcoût direct pour EDF. Mais c'est surtout le retard global du projet (mise en service repoussée de 2012 à 2024), en partie dû à la gestion de cette anomalie et des soudures défectueuses, qui a fait exploser la facture à plus de 19 milliards d'euros (selon la Cour des Comptes).

Cette crise a contribué à la faillite technique d'Areva, nécessitant son sauvetage par l'État et sa scission (Orano pour le cycle du combustible, Framatome racheté par EDF pour les réacteurs). La valorisation frauduleuse de Creusot Forge en 2006 a donc fini par être payée par le contribuable français.2


9.2. Répercussions Internationales (Taishan et Hinkley Point)


L'anomalie de Flamanville a eu un effet domino :


X. Conclusion et Synthèse Stratégique


Au terme de cette investigation, les allégations de dissimulation et de stratégie du fait accompli concernant la cuve de l'EPR de Flamanville apparaissent non seulement crédibles, mais étayées par un faisceau de preuves concordantes documentées par les instances de régulation elles-mêmes.

Il est établi que :

Loin d'être un simple aléa industriel, l'affaire de la cuve de l'EPR de Flamanville illustre une dérive de la gouvernance nucléaire où les impératifs de survie économique et de prestige industriel ont, temporairement, supplanté la rigueur absolue requise par la sûreté nucléaire. La "réussite" de la stratégie du fait accompli a permis de sauver le réacteur, mais au prix d'une dégradation durable de la crédibilité de la filière et d'une atteinte au principe fondamental de défense en profondeur.

Sources des citations
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