Casino : naufrage organisé de magasins

Magasins à la dérive : Enquête sur les cessions opaques du groupe Casino et le fléau des "naufrageurs" d'entreprises

1. Synthèse

Le présent rapport expose les conclusions d'une enquête approfondie sur les pratiques de cession de magasins en difficulté par le groupe Casino à des entités qualifiées de "naufrageurs". Confronté à une situation financière critique, le groupe Casino a massivement cédé des actifs, dont un nombre significatif de magasins problématiques. Cette stratégie, si elle visait officiellement à assainir les finances du distributeur, a dans certains cas ouvert la voie à des repreneurs aux agissements prédateurs. Les révélations de l'enquête menée par Le Média TV, notamment sur les cas d'Imen Aoufi et de Youssef Faudil, mettent en lumière des mécanismes de prédation financière caractérisés par une extraction rapide de liquidités, l'abandon des obligations sociales et commerciales, et la mise en liquidation rapide des structures rachetées.1

Ces pratiques ont eu des conséquences socio-économiques dévastatrices pour les salariés, confrontés à des non-paiements de salaires, des pertes d'emploi et une grande précarité, sollicitant lourdement le régime de garantie des salaires (AGS).1 Le groupe Casino, déjà condamné par le passé pour des faits similaires, se retrouve au centre d'une controverse amplifiée par les actions judiciaires et les dénonciations syndicales, notamment de la CGT, qui pointe la responsabilité de la direction dans ces dérives.1 Ce rapport analyse la stratégie de Casino, les méthodes des repreneurs, l'impact sur les employés et les réponses judiciaires et syndicales, soulignant l'urgence d'une intervention régulatrice et légale pour endiguer ce phénomène. La convergence entre la détresse financière de Casino et l'émergence d'acquéreurs prédateurs a créé un contexte propice à l'exploitation des salariés et à l'externalisation des coûts sociaux.

2. Introduction : Le spectre des "naufrageurs" dans la distribution française

Définition des "naufrageurs d'entreprises"

Le terme "naufrageur", dans le contexte économique, désigne des individus ou des entités qui reprennent des entreprises en difficulté non pas dans une optique de redressement, mais dans le but d'en extraire rapidement la valeur restante, souvent au détriment des salariés, des créanciers et de l'outil productif lui-même. Le "naufrage" d'une entreprise, au sens figuré, évoque sa ruine, sa faillite ou sa banqueroute.3 Cette notion implique une action délibérée de démantèlement à des fins de profit à court terme, laissant derrière elle un passif social et financier conséquent.

Le coût humain : un système sous surveillance

L'alerte a été donnée par des scènes désolantes se répétant à travers la France : des rayons vides, des magasins aux allures fantomatiques, et surtout, des salariés abandonnés, souvent non payés depuis des mois. De la Marne au Puy-de-Dôme, en passant par la Somme, la Seine-Maritime ou l'Oise, Le Média TV a identifié près d'une quinzaine d'anciens magasins du groupe Casino confrontés à des difficultés similaires et simultanées après leur cession.1 Cette multiplication de cas suggère un problème systémique plutôt que des incidents isolés.

L'enquête du Média TV : un catalyseur de révélations

L'investigation menée par Le Média TV 1 a joué un rôle crucial dans la mise en lumière de ces pratiques. En documentant des cas précis et en interrogeant les mécanismes à l'œuvre, cette enquête a fourni une base factuelle substantielle, exposant au grand public une réalité souvent dissimulée derrière des montages juridiques complexes. Le terme "naufrageur" n'est pas une simple étiquette péjorative ; il décrit un comportement économique spécifique caractérisé par l'exploitation d'entreprises vulnérables pour en piller les actifs. Les éléments révélés suggèrent que ces faillites en cascade ne sont pas des issues accidentelles, mais le résultat d'un schéma reproductible.

3. Les eaux troubles du groupe Casino : une stratégie de cession massive

La santé financière précaire de Casino

Pour comprendre la vague de cessions, il est indispensable d'analyser la situation financière critique du groupe Casino durant la période 2023-2024. Le groupe croulait sous une dette financière nette considérable, s'élevant à 6,181 milliards d'euros à la fin de 2023.4 Malgré une restructuration financière d'envergure – incluant une augmentation de capital et la conversion d'une grande partie de la dette en capital, qui a ramené la dette nette à 1,203 milliard d'euros fin 2024 5 – le groupe a continué d'afficher des ventes et un EBITDA (excédent brut d'exploitation ajusté) en déclin.4 Cette restructuration a également entraîné un changement de contrôle au profit de France Retail Holdings (FRH), un consortium mené par EP Equity Investment III et Fimalac.5 Cette pression financière intense constitue la toile de fond de la stratégie de désinvestissement massif.

Le désinvestissement massif comme stratégie centrale

Face à ces difficultés, Casino a engagé une politique de cessions massives. Un nombre important d'hypermarchés et de supermarchés ont été vendus à des concurrents tels qu'Aldi, Intermarché, Auchan et Carrefour.1 Pour la seule année 2024, 366 magasins de ce type ont été cédés.5 Parallèlement, le groupe a affirmé vouloir se recentrer sur les commerces de proximité (Monoprix, Naturalia, Franprix et les enseignes Casino de proximité) et accroître le recours à la franchise.4 Fin 2024, 85% du parc de magasins du groupe fonctionnait en franchise ou en location-gérance.4 La justification officielle de cette stratégie était de se concentrer sur les activités rentables, de réduire l'endettement et de mettre en œuvre le plan stratégique "Renouveau 2028".5

Allégations : se délester des "actifs toxiques" et fuir ses responsabilités

Au-delà du discours officiel, des allégations graves pèsent sur cette stratégie. L'enquête du Média TV et d'autres observations suggèrent que Casino aurait profité de ces cessions, notamment celles concernant des magasins plus petits et moins rentables (Leader Price, Spar), pour se débarrasser d'actifs problématiques. Ces magasins étaient souvent déjà lourdement endettés ou menacés de fermeture administrative avant même leur vente.1 L'un des aspects les plus critiques de ces allégations est que Casino, en vendant ces magasins, aurait cherché à s'exonérer du coût de Plans de Sauvegarde de l'Emploi (PSE).1 La vente de ces magasins, même à des conditions désavantageuses, aurait permis d'éviter des dépenses sociales directes. Des informations indiquent également que certains magasins auraient été "logés (opportunément) dans une coquille juridique distincte" avant leur cession, potentiellement pour les isoler des PSE plus larges du groupe Distribution Casino France (DCF).12

La stratégie de désinvestissement de Casino, née d'une impérieuse nécessité financière, a ainsi pu créer un environnement où la rapidité de cession et l'allègement des passifs prenaient le pas sur une diligence raisonnable approfondie concernant les repreneurs, surtout pour les actifs les moins attractifs. Cette situation a, involontairement ou par opportunisme, ouvert la porte à des acteurs aux pratiques de "naufrageurs". La précipitation à vendre un grand volume de magasins, incluant de nombreuses unités déficitaires ou déjà en grande difficulté 1, rendait difficile la recherche de repreneurs "sains" pour chaque site. La cession à des acheteurs prêts à reprendre rapidement ces magasins, même à des prix symboliques, devenait alors une option séduisante pour atteindre les objectifs de désinvestissement et éviter les coûts immédiats de fermeture et de PSE. Cette urgence, combinée à la nature des actifs cédés (magasins "hyperendettés" 1), a pu conduire à une moindre vigilance quant aux intentions ou capacités réelles des acquéreurs.

Tableau 1 : Aperçu des indicateurs financiers clés et des cessions du groupe Casino (2023-2024)


Indicateur Financier / Cession

2023 (en M€)

2024 (en M€)

Source(s)

Chiffre d'affaires consolidé Groupe

9 000 26 / 8 957 7

8 474

4

EBITDA ajusté Groupe

765

576

4

Résultat net, part du Groupe (consolidé)

(5 661)

(295)

4

Dette financière nette (fin d'année)

6 181

1 203

4

Nombre de HM/SM cédés en France

N/A

366

5

Part des magasins franchisés/location-gérance (fin d'année)

83%

85%

4

Note : Les chiffres peuvent varier légèrement selon les sources et les périmètres de consolidation. M€ = millions d'euros.

Ce tableau illustre la pression financière subie par Casino et l'ampleur de son programme de désinvestissement, contexte essentiel pour comprendre les conditions dans lesquelles certaines cessions à des acheteurs potentiellement douteux ont pu se produire.

4. Les prédateurs démasqués : les cas Imen Aoufi et Youssef Faudil

L'enquête du Média TV a mis en lumière des cas emblématiques de reprises de magasins Casino qui ont rapidement tourné au désastre pour les salariés et les entreprises elles-mêmes. Les parcours d'Imen Aoufi et de Youssef Faudil illustrent les méthodes employées.

Le "réseau Aoufi" : une étude de cas de prédation

Imen Aoufi, présentée comme une consultante de 39 ans, a acquis un lot de six magasins (Spar et Leader Price, dont celui de Montmirail) entre mai et octobre 2024.1 Le mode opératoire décrit par les salariés et les documents obtenus par Le Média TV est édifiant :

Youssef Faudil : un autre repreneur sous les projecteurs

Youssef Faudil est un autre repreneur identifié par Le Média TV. Il est présenté comme ayant également racheté des magasins en difficulté au groupe Casino, tout en étant par ailleurs un franchisé exploitant d'autres fonds de commerce sous les enseignes Casino.1 Ce double rôle interpelle. Le schéma observé dans les magasins repris par Youssef Faudil est similaire à celui des affaires Aoufi : fermeture rapide des portes, salariés laissés à l'abandon et questions sur la destination des fonds issus de la vente des stocks..127

Les cas Aoufi et Faudil ne semblent pas relever de simples erreurs de gestion, mais plutôt d'une stratégie délibérée d'acquisition d'actifs vulnérables en vue d'une extraction rapide de capital, avec une indifférence manifeste quant à l'état désastreux préalable des magasins et au sort ultérieur des salariés. L'implication d'individus déjà condamnés pour des délits financiers dans l'entourage d'Imen Aoufi constitue un signal d'alarme majeur. Le fait que Casino ait vendu ces magasins, surtout ceux déjà au bord de la fermeture administrative, soulève des interrogations sur la diligence raisonnable exercée par le groupe ou sur sa volonté de fermer les yeux sur les risques potentiels pour se délester rapidement de ces actifs.

Tableau 2 : Acquisitions présumées de "naufrageurs" et leurs issues


Repreneur (Réseau)

Enseigne(s) / Magasin(s) Cible(s)

Localisation(s) (si connue)

Date d'Acquisition (approx.)

Mécanismes Allégués

Issue(s)

Personnes Clés Impliquées (associées)

Source(s)

Réseau Imen Aoufi

Lot de 6 magasins (Spar et Leader Price)

Montmirail, Fontenet-Trésigny, Saint-Dizier (ex-Leader Price/Miamland City), Oise, Puy-de-Dôme, Marne

Mai-Octobre 2024

Extraction d'espèces, détournement paiements CB, non-paiement salaires/fournisseurs, magasins déjà hyperendettés

Fermetures, liquidations, salariés non payés, comptes sociétés vidés

Imen Aoufi, Yassine, Jamal

1

Youssef Faudil

Magasins ex-Casino (Leader Price, Spar)

Non spécifié

Période 2023-2024

Schéma similaire : abandon salariés, argent vente stocks disparu

Fermetures, salariés abandonnés

Youssef Faudil

1

Ce tableau consolide les exemples spécifiques d'acquisitions prédatrices, rendant les schémas d'abus plus clairs et reliant les individus aux magasins et aux méthodes employées.

5. Le "mode d'emploi" du naufrage : mécanismes d'exploitation financière

Les pratiques observées dans les cas de revente de magasins Casino à des "naufrageurs" suivent un schéma récurrent, une sorte de "mode d'emploi" de l'exploitation financière.

Acquisition d'actifs en détresse

La première étape consiste à cibler des magasins déjà en grande difficulté financière. Il s'agit souvent de points de vente "hyperendettés" et parfois sous le coup de procédures de fermeture administrative pour des raisons de sécurité ou d'hygiène non respectées.1 Ces magasins, peu attractifs pour des repreneurs classiques, sont fréquemment cédés en lots et à des "prix symboliques" par Casino ou ses franchisés cherchant à s'en défaire rapidement.1

Siphonage rapide des liquidités et des actifs

Dès la prise de contrôle, l'objectif principal semble être l'extraction immédiate de toute valeur liquide. Cela se manifeste par :

Négligence opérationnelle et accumulation de dettes

Parallèlement au siphonage des actifs, les repreneurs négligent les obligations opérationnelles et sociales élémentaires :

Exploitation des failles juridiques et de la faillite

La phase finale de ce "mode d'emploi" implique l'utilisation des procédures légales pour parachever le "naufrage" :

Ce "mode d'emploi" du naufrage est un processus méthodique conçu pour maximiser l'extraction de valeur à très court terme à partir d'entités déjà vulnérables. Il repose sur l'exploitation de la détresse initiale de l'actif, la rapidité de l'extraction des liquidités, et l'utilisation finale des procédures de faillite pour "nettoyer" la situation, laissant souvent les salariés et autres créanciers non garantis sur le carreau. L'implication d'individus déjà condamnés pour des infractions similaires 1 indique qu'il s'agit d'une compétence rodée, bien qu'illégale. Les coûts sociaux (salaires impayés, chômage) sont ainsi externalisés et reportés sur la collectivité, notamment via des mécanismes comme l'AGS.

6. Dommages collatéraux : l'impact dévastateur sur les salariés

Les manœuvres financières et les stratégies de cession opaques ont des conséquences directes et brutales sur les premiers maillons de la chaîne : les salariés des magasins concernés. Leur situation illustre le coût humain de ces pratiques.

Non-paiement généralisé des salaires et précarité quotidienne

Les témoignages recueillis par Le Média TV et d'autres sources dépeignent une réalité alarmante. Dans de nombreuses régions (Marne, Puy-de-Dôme, Somme, Seine-Maritime, Oise), des salariés d'anciens magasins Casino rachetés se sont retrouvés sans salaire pendant des mois.1 Certains n'ont perçu que des sommes dérisoires, comme 1500 € sur plusieurs mois, les plongeant dans une détresse financière aiguë.1 Pour survivre, beaucoup ont dû se tourner vers des associations caritatives comme la Croix-Rouge ou solliciter l'aide des Centres Communaux d'Action Sociale (CCAS), qui ne peuvent offrir qu'un soutien limité.1 À cette précarité s'ajoute le sentiment d'abandon, les nouveaux repreneurs se montrant souvent injoignables et indifférents au sort de leurs employés : "pas de nouvelles de leur patronne qui ne prend même pas soin de les appeler au téléphone".1

Pertes d'emploi et angoisse de l'incertitude

Inévitablement, les fermetures de magasins qui suivent ces reprises désastreuses entraînent des pertes d'emploi directes.1 Avant même la fermeture officielle, les salariés vivent dans une incertitude angoissante concernant leur avenir, le paiement de leurs arriérés de salaire ou d'éventuelles indemnités de licenciement, surtout tant que la liquidation judiciaire n'est pas formellement prononcée.1

Le rôle de l'AGS (Association de Garantie des Salaires) : un filet de sécurité sous tension

L'Association de Garantie des Salaires (AGS) est un mécanisme essentiel destiné à protéger les salariés en cas de défaillance de leur employeur. Elle intervient lorsqu'une entreprise fait l'objet d'une procédure collective (sauvegarde, redressement ou liquidation judiciaire) et ne dispose plus des fonds nécessaires pour payer les sommes dues aux salariés.15 L'AGS couvre les salaires, les indemnités de licenciement, les congés payés, etc., et est financée par les cotisations des employeurs.1

Pour que l'AGS puisse intervenir, l'entreprise doit être déclarée en "cessation de paiement", puis placée en "liquidation judiciaire" par un tribunal. Un "mandataire judiciaire" est alors désigné et c'est lui qui active l'AGS.1 Ce processus peut prendre du temps, laissant les salariés dans une situation financière critique pendant la transition.

L'AGS est confrontée à une charge financière croissante. Selon Le Média TV, sur une période récente (probablement une projection ou des chiffres de 2024), l'AGS aurait déboursé 2,1 milliards d'euros pour soutenir les salariés et n'en aurait récupéré que 600 millions.1 Les rapports annuels de l'AGS confirment cette tendance à la hausse des interventions : en 2023, 23 638 entreprises et 213 226 salariés ont été soutenus, pour un montant de 1,7 milliard d'euros avancés.17 En 2022, ce sont 1,14 milliard d'euros qui ont été avancés pour 132 107 salariés.18 Ces chiffres démontrent que le système de l'AGS subventionne en partie les conséquences des faillites, y compris celles orchestrées par des "naufrageurs".

Les "oubliés du Plan Social"

Une catégorie particulière de salariés se retrouve dans une situation encore plus précaire : ceux des magasins Casino qui, en raison de montages juridiques spécifiques (ex-franchisés en "portage" par Casino, ou magasins Leader Price logés dans des sociétés distinctes), ne sont pas couverts par le Plan de Sauvegarde de l'Emploi (PSE) principal de Distribution Casino France (DCF).12 Ces "oubliés du plan social" font face à un avenir incertain, sans repreneur identifié ni plan social clair pour les accompagner.

Les agissements des "naufrageurs" se traduisent donc directement par une détresse sociale sévère pour les employés. L'AGS, bien que cruciale, est de plus en plus sollicitée, ce qui signifie qu'en fin de compte, la collectivité des employeurs (et indirectement les consommateurs) supporte le coût de ces comportements prédateurs. Les délais d'intervention de l'AGS créent également des périodes de vulnérabilité financière aiguë pour les travailleurs affectés.

Tableau 3 : Statistiques d'intervention de l'AGS et impact financier


Année

Nombre d'entreprises soutenues

Nombre de salariés bénéficiaires

Montants avancés par l'AGS (M€)

Montants récupérés par l'AGS (M€)

Source(s)

2022

17 445

132 107

1 137

330

18

2023

23 638

213 226

1 700

N/A 17

17

"2024" (selon Le Média TV)

N/A

N/A

2 100

600

1

Note : M€ = millions d'euros. Les chiffres de "2024" sont issus d'une source journalistique et peuvent correspondre à une période spécifique ou une projection.

Ce tableau quantifie la charge financière pesant sur l'AGS, illustrant l'ampleur des coûts socialisés résultant des défaillances d'entreprises, y compris celles potentiellement orchestrées par des "naufrageurs".

7. Batailles juridiques et mobilisation syndicale : la lutte pour la justice

Face à ces pratiques dévastatrices, des actions judiciaires ont été engagées et les organisations syndicales, en particulier la CGT, se sont fortement mobilisées pour défendre les droits des salariés et demander des comptes.

Conséquences judiciaires pour les "naufrageurs"

Certains individus impliqués dans ces schémas de prédation ont dû faire face à la justice. Yassine, lié au réseau Aoufi, a été condamné en mars 2023 par le tribunal de commerce de Pontoise pour "délit de banqueroute" (faillite frauduleuse). Cette condamnation s'est traduite par une interdiction de gérer des sociétés pendant cinq ans.1 Son complice présumé, Jamal, avait déjà été condamné en 2018 à une interdiction similaire de trois ans.1 Par ailleurs, les sociétés exploitant les magasins rachetés et rapidement vidés de leur substance font l'objet de procédures de liquidation judiciaire.1 La liquidation elle-même est une conséquence juridique gérée par les tribunaux, visant à apurer le passif de l'entreprise.14

Le précédent historique de Casino

L'enquête du Média TV rappelle que le groupe Casino a déjà été condamné par le passé pour des pratiques comparables. En juillet 2011, à Cholet (Maine-et-Loire), le groupe avait été sanctionné pour s'être délesté de magasins problématiques afin d'éviter les coûts sociaux afférents.1 Ce précédent judiciaire 29 suggère une possible récurrence de stratégies visant à externaliser les difficultés et les responsabilités sociales. D'autres décisions de justice impliquant Distribution Casino France (DCF) existent, comme des arrêts de la Cour d'Appel d'Angers 19 ou des décisions de Conseils de Prud'hommes 22, mais leur lien direct avec des affaires de "naufrageurs" n'est pas toujours explicite dans les extraits disponibles.

La mobilisation vigoureuse et les actions en justice de la CGT

La Confédération Générale du Travail (CGT) du groupe Casino s'est montrée particulièrement active pour dénoncer les pratiques du groupe et défendre les salariés. Le syndicat a publiquement condamné la manière dont Casino "sacrifiait" les gérants salariés des magasins de proximité, les poussant vers la franchise ou la fermeture sans véritable négociation ni considération humaine.24

Plus significatif encore, la CGT a engagé des actions pénales. Elle a mandaté Maître Bonfils, avocat au Barreau de Dijon, pour poursuivre Mme Daubinet-Salen et M. Menneteau, cadres dirigeants de Casino. Les accusations portées sont graves : non-respect des règles des Plans de Sauvegarde de l'Emploi (PSE), exclusion de gérants sur la base de motifs fallacieux, et dissimulation d'informations économiques et sociales cruciales aux élus du Comité Social et Économique (CSE) Central de DCF et aux comités des gérants.2 Des plaintes ont également été déposées pour "corruption syndicale" et discrimination.2

La CGT conteste par ailleurs un accord jugé litigieux signé entre Casino et d'autres organisations syndicales (UNSA, FO, CGC) concernant les conditions de départ de gérants, estimant cet accord préjudiciable aux salariés.2 En parallèle, le CSE Central de Distribution Casino France a lui-même accusé la direction de DCF et ses dirigeants d'"entrave" à son bon fonctionnement, une violation grave des droits des représentants du personnel.25

L'"affaire Jayol" et autres allégations internes soulevées par la CGT

La CGT a également mis sur la place publique d'autres dysfonctionnements internes présumés au sein du groupe Casino. L'"affaire Jayol", par exemple, concerne un détournement allégué de 3 millions d'euros dans un magasin, suite auquel le responsable concerné aurait été muté à un poste de direction des ressources humaines dans un hypermarché..232 Ces révélations, si elles étaient avérées, pointeraient vers des problèmes de gouvernance plus larges au sein du groupe.

Si les "naufrageurs" individuels peuvent être rattrapés par la justice, la question systémique de la responsabilité de l'entité vendeuse, en l'occurrence Casino, demeure centrale. Les actions de la CGT sont déterminantes pour tenter d'établir la responsabilité de la direction de Casino, non seulement pour avoir potentiellement facilité ces situations de prédation, mais aussi pour des manquements présumés dans la gestion des plans sociaux et les relations avec les syndicats. Le précédent judiciaire de 2011 indique que Casino a peut-être déjà navigué dans des eaux troubles similaires.

8. Conclusion : Responsabilité, réforme et recommandations

L'analyse des pratiques de cession de magasins par le groupe Casino à des entités qualifiées de "naufrageurs" révèle un schéma préoccupant aux conséquences sociales et économiques graves. La stratégie de désinvestissement massif de Casino, bien que motivée par une situation financière critique, semble avoir, dans certains cas, créé des opportunités pour des acteurs prédateurs. Les cas d'Imen Aoufi et Youssef Faudil, mis en lumière par Le Média TV, illustrent des mécanismes d'extraction rapide de valeur au détriment des salariés, qui se retrouvent abandonnés, non payés, et dont la situation pèse lourdement sur le système de garantie des salaires (AGS).

Vulnérabilités systémiques

Ces affaires ne sont pas de simples actes criminels isolés. Elles exploitent des vulnérabilités systémiques dans la responsabilité des entreprises lors de cessions d'actifs, dans le droit des faillites et dans les mécanismes de protection des salariés. La vente de magasins à des "prix symboliques", alors qu'ils sont déjà lourdement endettés, à des repreneurs au passé trouble ou aux intentions manifestement non pérennes, constitue une faille majeure. Le fait que Casino ait pu, selon les allégations, se délester de ces actifs pour s'économiser des plans sociaux coûteux, transférant de fait le fardeau final aux salariés et à la collectivité, est au cœur du problème.

Appel à une responsabilisation globale

Une réponse efficace exige une responsabilisation à plusieurs niveaux :

Recommandations détaillées

Pour prévenir la répétition de tels schémas, des réformes structurelles et des actions ciblées sont nécessaires :

En définitive, le problème des "naufrageurs" d'entreprises nécessite une réponse multidimensionnelle. Poursuivre les auteurs individuels après coup est insuffisant. Les réformes doivent s'attaquer aux conditions en amont qui permettent à de telles pratiques de prospérer, y compris les responsabilités des grandes entreprises comme Casino lorsqu'elles se délestent d'actifs en difficulté. Les actions courageuses des syndicats sont un catalyseur essentiel, mais un changement institutionnel plus large est indispensable pour protéger les salariés et l'intégrité du tissu économique.

Sources des citations
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